Saint Sophrony l'Athonite. |
J’ai toujours pensé (quand j'étais encore un «artiste») et je pense encore que l'art le plus haut est l'art de vivre. Les gens manifestent souvent de grands dons de maîtrise de soi, et quand ils se plongent dans leur travail créateur ils vont jusqu'à maîtriser de très subtils mouvements de doigts (chez les musiciens), à peser avec précision le moindre mot (chez les poètes et les écrivains), à trouver des nuances de ton à peine perceptibles (chez les peintres). Mais voilà, dans la vie presque tous ces «artistes» s'avèrent tout à fait incapables de maîtriser non seulement les plus insignifiants détails de leur vie intérieure, de leurs émotions ou du fil de leurs pensées, mais même de tenir en bride leurs passions les plus grossières.
Ainsi l'art de vivre (c'est-à-dire de se dominer à chaque instant, en
tout lieu, quoi qu'on fasse et vis-à-vis de tous) est indiscutablement le plus
noble des arts; et sans aucun doute le plus indestructible, car il accompagnera
l'homme jusqu'audelà de la mort, dans la vie éternelle. Comme vous le savez,
je prêche cet art de vivre parce que cela fait partie de mon ministère, tout en
étant bien conscient de ma complète incompétence. Pour moi il est clair que
toute la souffrance du monde ne peut être attribuée au Créateur. Bizarrement,
les gens ne choisissent pas le meilleur, mais la médiocrité. Je ne dis pas le
pire, mais la médiocrité. Mais on y est bien à l'étroit, dans cette médiocrité,
quand on s'y cramponne sans vouloir laisser son cœur se dilater. Ainsi toute
notre vie se passe à lutter contre l'étroitesse du cœur des gens. Et, à dire
vrai je suis souvent au bord du désespoir. Les gens, même ceux qui sont bons,
gentils, intelligents ou instruits, ne sont pas capables de vivre en bonne
entente, et alors le tissu de la vie se déchire à chaque pas. On ne peut le
raccommoder, ce tissu vivant, que par une tension extrême de tout l'amour qu'on
donne aux autres. Et quand on a tout donné sans avoir pu rétablir l'intégrité,
le cœur est dans une grande souffrance et tout l'être avec lui.
Voilà, je vous confesse l'état où se trouve le plus souvent mon âme
actuellement, c'est-à-dire dans ma vieillesse, quand ma force a faibli et que
je vois arriver la fin de ma vie sans avoir atteint ce que je cherche et ai
toujours cherché. Visiblement, cela n'aura pas lieu sur terre. Et notre départ
d’ici-bas sera inévitablement lié à la tristesse devant l'état du monde.
N'interprétez pas ces paroles comme un signe, chez moi, de
pusillanimité. Non. C'est plutôt du chagrin, de la pitié. C'est lassant de
passer toute sa vie à lutter contre l'ignorance crasse, les mauvais penchants
des gens. C'est lassant, parce que les gens NE veulent PAS le bien, ni la
lumière. L'expérience des siècles a montré tous les méfaits des divisions et
des batailles. Il semble qu'il serait possible ... qu'il serait grand temps ...
de comprendre que si les gens unissaient leurs forces ils pourraient vivre sans
manquer de rien. Mais la passion de dominer, de commander s'est tellement
enracinée dans le cœur des hommes que c'est justement cet état qui leur semble
tout à fait normal.
Vous écrivez que vous êtes affectée par l'absence de bons sentiments
entre «nous» ici. Cela aussi, c'est parce que certains pensent que, s'ils
peuvent faire du mal, ils doivent utiliser cette possibilité pour forcer les
gens à travailler pour eux. Les gens ne pensent pas que s'ils peuvent faire du
bien, ils doivent avant tout utiliser cette possibilité au bénéfice du
prochain. Non. Ils ont tendance à utiliser la pauvreté, la faiblesse et la
dépendance des autres uniquement dans un but intéressé. Et ils ne considèrent
pas le plus faible comme un humain, mais comme un être inférieur, créé
uniquement pour travailler à leur service.
La raison d'être des batailles actuelles dans le monde est aussi la
tendance des uns d'employer leurs forces pour asservir les autres par la
violence; chez ces derniers, tout est mis en œuvre pour défendre leurs droits à
une vie humaine.
Évidemment, si quelqu'un est notre ami, tous ceux avec qui il ne
s'entend pas ne cessent pas pour autant d'être nos amis. Et de savoir que vous
conservez de bonnes relations avec « X » et les autres me réjouit profondément.
Le contraire serait désolant. Vous savez, le plus souvent les gens ne sont qu'à
moitié raisonnables, à moitié conscients. Bizarrement, ils ne comprennent pas
eux-mêmes ce qu'ils font. Ce sont des gens dont on ne peut pas attendre
beaucoup: ils sont à moitié irresponsables. Je suis bien certain qu'il
m'arrive, à cause de mon ignorance ou de ma faiblesse, de ne pas répondre aux
attentes des gens; c'est inévitable. Ou bien j'ai un point de vue complètement
différent des leurs, et cela les choque. Ainsi, nous avons tous besoin que Dieu
nous pardonne.!..
Référence:
Lettres à des amis proches. Archimandrite Sophrony. Cerf(2013).