Le Père Alexandre Schmemann (né le 13 Septembre
1921 à Revel en Estonie, mort le 13 Décembre 1983 à Crestwood, NY, États-Unis)
est l’un des plus importants théologiens Orthodoxes du XXe siècle.
Le Père Alexandre Schmemann |
Sur la mémoire, ce don
mystérieux qui n'est propre qu'à l'homme, on a écrit des milliers d'ouvrages,
des points de vue les plus divers. Il serait impossible même d'en énumérer les
explications et les théories proposées. Ce ne serait d'ailleurs pas d'une grande
utilité, car, malgré tous ces efforts pour comprendre et expliquer le sens et
le mécanisme de la mémoire, le charisme de celle-ci reste en fin de compte
inexplicable, mystérieux, voire ambigu.
Une chose est certaine: la
mémoire est la faculté qu'a l'homme de “ressusciter le passé”, d'en garder la
connaissance. C'est justement de cette faculté que l'on peut dire qu'elle est
ambiguë. En effet, d'une part, ne consiste-t-elle pas à faire revivre
réellement le passé, à me faire voir quelqu'un depuis longtemps défunt, à
percevoir de nouveau les détails mêmes du matin où je l'ai rencontré pour la
première ou pour la dernière fois, et à me permettre en quelque sorte de «
récupérer» ma vie?. Mais, d'autre part, le passé ne ressuscite-t-il pas
précisément en tant que tel, c'est-à-dire sans retour, et la connaissance qu'en
offre la mémoire n'est-elle pas en même temps la conscience de ce que ce passé
est absent du présent? D'où la tristesse qui accompagne le souvenir. En
dernière analyse, la mémoire n'est qu'une connaissance de la mort, propre à
l'homme seul; il sait que “la mort et le temps règnent sur la terre”, Aussi le
don de la mémoire est-il ambigu. Par elle, l'homme ressuscite le passé et,
ensemble, il perçoit le fractionnement de sa vie: “tourbillonnant, elle
disparaît dans la nuit”. Il saisit la nature fragmentaire et irréitérable du
temps, où tôt ou tard, la mémoire elle-même s'estompe, vacille et s'éteint; et
la mort s'installe.
Or, c'est seulement par
rapport à cette mémoire naturelle, le plus humain et donc le plus équivoque des
dons humains, grâce auquel l'homme sait dès avant sa mort qu'il est mortel et,
que sa vie est le processus du mourir, c'est par là seulement qu'il peut
sentir, sinon comprendre, toute la nouveauté de la mémoire, du souvenir. Et c'est
là qu'il faut voir la nature de la vie nouvelle qui nous est donnée par le
Christ.
Rappelons que selon la doctrine vétérotestamentaire (relative à l'Ancien testament de la Bible) de Dieu, Sa mémoire signifie qu'Il est tourné
vers le monde; elle désigne Sa puissance providentielle par laquelle Il
“maintient” le monde et Il le vivifie. On peut donc dire que vivre, c'est
demeurer dans la mémoire de Dieu et que mourir, c'est en déchoir. En d'autres
termes, comme toute chose en Dieu, la mémoire est réelle, elle est la vie que
Dieu nous donne, dont Il “se souvient”, Elle est un triomphe éternel sur le “néant”
d'où Dieu nous appelle à “sa merveilleuse lumière”.
Ce don-là de la mémoire comme énergie qui transforme
l'amour en vie, en connaissance, en communion et en unité, Dieu le confère à
l'homme. La mémoire de l'homme est son amour en réponse à celui de Dieu,
rencontre et communion avec Dieu qui est la vie de la vie ...
Et Dieu
dit:“et je me souviendrai
de mon alliance entre moi et vous”(Gen : 9, 11)
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Il est donné à l'homme seul, dans la création entière, de
se souvenir de Dieu et d'en vivre réellement. Si toutes choses dans le monde
témoignent de Dieu, proclament sa gloire et chantent sa louange, seul l'homme
garde la mémoire de Dieu et, par cette connaissance vivante de Dieu, il perçoit
le monde comme étant celui de Dieu, il le reçoit de Dieu et il l'élève vers
Dieu. Par le souvenir que l'homme garde de Dieu, il répond à la mémoire que
Dieu a de l'homme. Si cette mémoire est don de vie, la mémoire que l'homme a de
Dieu consiste à recevoir ce don, à assimiler sans cesse cette vie et à y
croître ...
L'on voit qu'une
expression courante de la sagesse populaire russe expose l'essence, la
profondeur et l'horreur du péché beaucoup mieux que ne le font les diverses définitions
de la «science» théologique : “L’homme a oublié Dieu”. Selon la conception
biblique de la mémoire, que nous venons de rappeler, conception ontologique et
non pas uniquement psychologique, oublier, c'est exclure de son existence ce
que l'on a oublié, s'en défaire, ne plus en vivre. Ce n'est pas simplement “ne
plus penser à Dieu” (car l'athée militant est souvent possédé par sa haine de
Dieu, tandis qu'il y a sur la terre bien des gens convaincus de leur sentiment
religieux, qui cherchent toute espèce de choses dans la religion, sauf Dieu),
c'est exactement se détacher, déchoir de Dieu qui est la Vie, cesser de vivre
par Lui et en Lui. Or cet oubli-là a constitué et constitue le péché fondamental,
originel, de l'homme. L'homme a oublié Dieu parce qu'il a projeté sur autre
chose, avant tout sur lui-même, son amour et, donc, sa mémoire et sa vie même.
Il s'est détourné de Dieu et il a cessé de le voir. Il a oublié Dieu et Dieu a
cessé d'exister pour lui. Le caractère affreux et irréparable de cet oubli
tient en effet à ce que, comme la mémoire, il est ontologique. Si la mémoire
est vie, l'oubli est mort; ou plutôt, il en est le commencement, le poison
létal qui atteint la vie et qui la transforme inexorablement, irréversiblement,
en mourir. L'absence de celui que j'ai oublié est réelle pour moi, il n'existe
effectivement pas en moi comme élément de ma vie ; il est mort pour moi et je
suis mort pour lui. Mais si Celui que j'ai oublié est Dieu, le Donateur de vie
et là Vie même, s'Il a cessé d'être ma mémoire et mon existence, celle-ci même
devient un processus de mort; et la mémoire, naguère connaissance et force de
vie, se transforme en connaissance et en expérience continue du mourir.
Pas plus qu'il ne peut
s'anéantir, retourner dans le non-être d'où Dieu l'a appelé à la vie, il n'est
pas donné à l'homme d'annihiler sa mémoire, c'est-à-dire de ne pas savoir qu'il
vit. Toutefois, de même que la vie de l'homme, détachée de Dieu, s'est
imprégnée de mort, qu'elle en est devenue le processus, sa mémoire lui fait
savoir qu'il meurt et que la mort règne sur le monde. Il cherche cependant à
surmonter le temps et la mort par sa mémoire, à “ressusciter le passé”, à ne
pas laisser “l'abîme du temps” l'engloutir sans trace; mais cette
ressuscitation même lui apprend tragiquement que ce passé ne peut pas revenir
et lui fait goûter l'odeur de corruption qui couvre le monde. Par la religion,
par l'art, par toute la culture de cet homme effectivement tombé, car déchu de
la vie véritable, “comme un oiseau, blessé, la vie cherche à s'élever sans y
parvenir”. De tels essors peuvent être très beaux et, sur terre, en effet, il
n'y a réellement d'admirables que la tristesse de ne pas être dans la vie
vraie, que le souvenir et le sentiment désolé de ce qui est perdu, “déréliction
supérieure”. Ces élans peuvent rester dans la mémoire comme soif, appel,
repentir, supplication; mais, en fin de compte, eux-aussi, l'oubli les fait
disparaître, de même qu’après la mort du dernier parent, de la dernière
personne qui “gardait le souvenir”, l'herbe sauvage commence à envahir la tombe
devant laquelle, naguère encore, l'on chantait: “Mémoire éternelle!”; le
monument s'effrite, l'on ne peut plus y déchiffrer les lettres estompées du
nom. Seules deux dates terribles et insignifiantes marquent encore une vie
oubliée de tous et qui n'est plus utile à personne.
Jésus, la lumière des aveugles. |
Voilà pourquoi le salut de
l'homme et du monde, la régénération de la vie consistent à rétablir la mémoire
en tant qu'énergie vivifiante, le souvenir en tant que dépassement du temps et
que victoire sur la désintégration de la vie et sur l'empire de la mort. Ce
salut est accompli dans le Christ. Il est l'incarnation en l'homme et pour
l'homme, dans et pour le monde, de la mémoire de Dieu, de l'amour divin et
vivifiant qui embrasse le monde. Et il est aussi la manifestation et
l'actualisation parfaites de la mémoire que l'homme a de Dieu, en tant que le
contenu, l'énergie et la vie de la vie même.
Incarnation de la mémoire
divine: si l'homme a oublié Dieu, Dieu n'a pas oublié l'homme ni ne s'est
détourné de lui. Il a transformé de l'intérieur le temps déchu et mortel de “ce
monde” en l’histoire du salut, Il en a révélé le sens comme attente et
préparation, comme le rétablissement graduel en l'homme de la mémoire de lui-même
et, ainsi, de la connaissance, de l'espérance, de l'anticipation, de l’amour de
Dieu. Il l’a fait afin que l’homme fût capable, quand arriverait la plénitude
des temps, c'est-à-dire quand cette préparation serait achevée, de reconnaître
Dieu dans le Sauveur qui est venu, de se rappeler Celui qu’Il avait oublié et
de recouvrer en lui sa vie perdue. Le souvenir que Dieu garde de l’homme
restaure en l’homme le souvenir de Dieu !.
Référence :
L’Eucharistie Sacrement du
Royaume. Père Alexandre Schmemann.(2005)