Saturday, February 6, 2021

Suivre le Christ.
Saint Sophrony l’Athonite.

             

Fresque de la Présentation du Seigneur au temple.
Osios Loukas. Grèce.

Avec notre Dieu, tout est "à l'envers", "sens dessus dessous": la manière de penser du monde ne s'applique pas à la vie chrétienne.

Plus nous sommes attentifs à tout ce qui traverse notre esprit et pénètre dans notre cœur, mieux il nous faut connaître la voie menant à l'entrée du "sanctuaire de Dieu". Or, plus nous sommes attentifs, et plus nous avons l'impression que non seulement nous ne progressons pas spirituellement, mais que, bien au contraire, nous devenons toujours pires.

Quel paradoxe.!.. Plus grand est notre progrès, et plus nous sommes conscients de notre nullité. Ainsi, nous ne voyons pas de progrès dans notre vie ici: les années passent, et l'on se voit toujours le même, encore pire qu'avant.!.. Voilà pourquoi il nous faut connaître la voie jusqu'au bout.

Il y a dans ce livre génial, "Klimax" (L'Echelle), de saint Jean Climaque, un passage que je voudrais vous faire lire.Il s'agit d'un extrait de la Lettre au Pasteur.

"C'est de force spirituelle, vénérable Père, que nous avons besoin avant tout, afin que nous puissions prendre par la main et délivrer de la foule des pensées ceux que nous avons essayé d'introduire dans le Saint des Saints, et à qui nous avons entrepris de montrer le Christ reposant sur la Table mystique et sacrée, quand nous les verrons tourmentés et affligés par la foule des pensées qui veulent les arrêter, surtout quand ils sont sur le seuil, devant l'entrée.

"Et si certains ne sont encore que de très petits enfants, ou très faibles, il est nécessaire que nous les prenions sur nos épaules, et que nous les portions jusqu'à ce qu'ils aient franchi la porte véritablement étroite qui y donne accès. Car c'est là qu'on éprouve généralement une grande angoisse et une grande anxiété. C'est pourquoi quelqu'un a dit à ce propos: "La peine est devant moi, jusqu'à ce que j'entre dans le sanctuaire de Dieu" (Psaume 72, 16-17)"; (Saint Jean Climaque, L'Echelle sainte).

Je vous ai souvent dit que nous ne devons jamais oublier pourquoi nous sommes ici, pourquoi nous sommes venus, quel est notre but. Car, si nous l'oublions, notre vie, au lieu d'être pleine de sens et vraiment sainte, deviendra insignifiante, vaine... et inutile. Si notre esprit et notre cœur ne tendent pas vers l'"ultime", vers le moment de la rencontre avec le Dieu Vivant pour la vie éternelle en Lui et avec Lui, notre vie devient banale, nous nous disputons pour des détails, nous oublions ce qui est grand et gâchons notre disposition intérieure pour des futilités.

Je suis reconnaissant à Dieu pour tout ce qu'Il nous a déjà donné et je voudrais que, vous tous, vous gardiez vraiment dans votre conscience le don que Dieu nous a fait en réponse à la prière de Silouane. L'Evangile selon Matthieu se termine par un commandement :

"Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que Je vous ai commandé. Et voici, Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde" (Matthieu 28, 19-20).

Vous voyez comment raisonnait, comment pensait le Christ. Avant de quitter Ses disciples et de monter vers le Père, Il a prononcé ces paroles: "Allez, enseignez toutes les nations". Voilà pourquoi notre petite communauté m'est si chère: c'est parce que chez nous il y a une certaine orientation vers ce but: "toutes les nations".

Mais ce progrès, comme l'expérience nous l'a déjà montré ici, n'est pas, et de loin, accessible à la pensée de nombreuses personnes, même pieuses, leur tendance étant souvent de considérer ce qui est le plus "bas".

Ceux qui pensent encore selon la chair, comment prient-ils la Mère de Dieu.?!. Nous subissons, certes, l'influence de notre vie terrestre, et chez beaucoup il y a encore un certain élément "humain" dans leur relation à la Mère de Dieu; mais en réalité, elle est l'image de Dieu la plus élevée et qui est au-delà de toutes ces petites manifestations.

Pourquoi ne pourrions-nous pas, avec larmes et avec crainte de Dieu, essayer de suivre cette voie? Alors nous prierons la Mère de Dieu, non pas comme "Notre-Dame" [en français dans l'entretien], mais comme l'être au plus haut point semblable à Dieu, c'est-à-dire totalement déifié. Si cet élan prédomine en nous, les petites querelles au sujet de la vie quotidienne n'auront pas une influence aussi forte sur notre vie que celle que nous remarquons encore parfois. Il y a beaucoup de petits détails dont je n'ai jamais voulu vous parler, bien qu'eux aussi aient leur importance.

Notre corps, n'est-ce pas le monde.?!.

Je ne sais comment, un souvenir du Mont Athos m'est revenu. C'était à l'époque où je vivais dans une cellule distante d'un kilomètre du monastère pour pouvoir y mener une vie pareille, extérieurement, à celle des hésychastes. Une fois que je revenais de cet "ermitage", le Starets me demanda: "Alors, comment ça va?" Je lui répondis que lorsque je prie il me semble que j'oublie le monde, mais que je sens encore mon corps. Alors Silouane me dit: "Et qu'est-ce que notre corps ... n'est-ce pas le monde?"

Saint Sophrony l'Athonite.

Cette brève conversation avec le Starets révèle, en premier lieu, comment il pensait lui-même, mais elle nous dévoile aussi d'immenses horizons: notre corps est constitué des mêmes éléments que cet arbre colossal qu'est l'humanité. Pensez donc: nous mangeons ici des crabes du Canada, des crabes du Kamtchatka, des fruits de tous les pays méridionaux, de l'Afrique, etc. On pêche, voyez-vous, des poissons partout. Tous les océans, toutes les sphères aériennes sont remplis de la nourriture que nous mangeons. La nourriture est commune à tous les hommes; ainsi notre corps, bien que séparé de celui des autres, est malgré tout constitué des mêmes éléments. Il nous est donc facile de comprendre que notre corps n'est qu'une partie de ce grand Corps qu'est l'humanité.

Ainsi, en nous souvenant de notre propre corps, nous nous souvenons en réalité du monde. Si nous pensons selon cette perspective, notre vie cessera d'être banale et nous parviendrons à la conscience dont a parlé Silouane, notre père: prier pour le Corps de l'Adam total. Mais je vous dirai une chose terrible: notre manière de penser ne correspond d'aucune façon à celle du monde.

Durant soixante-dix ans, les humanistes communistes, dans la conscience de leur justice, ont persécuté l'Église, ont persécuté le Christ; mais, à la fin des fins, ce sont eux ­mêmes qui se sont brisés, et non le Christ. Il en sera ainsi de tout peuple, de tout homme qui entrera en lutte contre le Christ. Tout le cosmos est dans Sa main, en Son pouvoir: "Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre".

Lorsqu'ils nous persécutent, qu'ils nous tuent, c'est un événement historique qu'on peut vivre d'une manière tragique et avec horreur. Mais par ailleurs, le Seigneur a récolté peut-être quarante millions de martyrs en Russie durant ces soixante-dix ans. S'il nous était donné de voir la gloire de ceux qui ont été sauvés, nous oublierions toutes les souffrances endurées pendant cette période (cf Romains 10, 18).

Nous avons lu ici dans la Vie de Pachôme le Grand qu'une épidémie avait sévi dans son monastère et avait emporté de nombreux moines qui furent considérés comme une moisson de saints. Mais pour les autres, ce fut un malheur. Les moines sont malades, mais leur maladie porte ce caractère. Cela n'a pas eu lieu seulement avec Pachôme: durant les trois premiers siècles de notre ère, la grâce de souffrir pour le Christ, de confesser Sa divinité fut accordée aux chrétiens.

 Lorsque j'étais un petit garçon, j'avais entendu à l'école un prêtre nous parler des martyrs des premiers siècles. Je l'écoutais, comme les autres. C'était un jeune prêtre, remarquable (à Moscou il était normal qu'il ait reçu une formation académique), et je pensais: "Comme c'est dommage que maintenant cela soit devenu impossible. " "Cela", c'est-à-dire une persécution contre les chrétiens, permettant de devenir martyr pour le Christ. Et quoi donc? Quelques années passèrent, - pas beaucoup, en fait, - et subitement a commencé une persécution telle que l'histoire n'en avait pas connue d'autre par sa cruauté, par sa folie et par sa conviction de combattre le mal. Elle dura presque soixante-dix ans, - puis elle cessa. J'avais regretté qu'il ne soit plus possible d'être martyr, et voilà que fut de nouveau donnée la possibilité de souffrir pour le Christ, de mourir pour Lui. Tous ces "goulags" furent surtout peuplés de chrétiens. La vie politique, économique de l'Etat pourrait assurément être prise en considération, mais maintenant nous n'avons pas le temps de nous arrêter sur ce point, nous considérons simplement cet événement comme ayant offert la possibilité de souffrir pour le Christ.

Notre vie est fondée sur ceci: le Christ n'est pas simplement un prophète mais notre Dieu, notre Créateur qui nous a créés "à Son image et selon Sa ressemblance" (cf Genèse 1, 26). C'est pour cela que l'apôtre Paul a demandé ...

 "Sans égard pour ses propres intérêts, que chacun prenne à cœur ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus. Quoi qu'Il fût de condition divine, Il ne s'est pas prévalu de Son égalité avec Dieu, mais Il s'est anéanti Lui-même en prenant la condition d'esclave et en se faisant pareil aux hommes. Et quand Il eut revêtu l'aspect d'un homme, Il s'est encore abaissé Lui-même en se rendant obéissant jusqu'à la mort, la mort de la croix" (Philippiens 2,4-8).

Saint Paul dit que nous devons avoir les mêmes pensées que celles que nous voyons en Christ, notre Dieu (cf Philippiens 2,5). En d'autres termes, il faut que nous pensions comme Dieu Lui-même pense. Si nous oublions cela, notre vie deviendra insipide, pauvre, sans valeur; mais si nous nous souvenons que par l'observation des commandements Il demeure inséparablement avec nous (cf Jean 14, 23), notre vie prendra un tout autre caractère. Si nous vivons en tant que chrétiens dans ce monde, nous arriverions à la conviction que le mode de pensée de ce monde ne correspond en rien à celui du Christ.

Au début de la Guerre, alors que pesait déjà la menace d'une invasion de la Grèce par les Allemands et les Bulgares, alliés des premiers, - de fait la Grèce fut occupée par les Allemands, - il Y eut une certaine "prophétie" disant qu'ils viendraient et massacreraient tous les Athonites, tous les moines de l'Athos. J'étais encore au monastère de St-Pantéléimon, où l'on craignait ce moment.

Hermitage de Saint Sophrony
à Karoulia, Monte Athos.

    Quelle fut la réaction? Mon père spirituel, l'Archimandrite Kyrill me dit: "Oh! avec nous cela n'arrivera pas! Cela est arrivé avec Pachôme et avec d'autres moines, d'autres Pères, à cause de leur vie sainte; mais étant donné notre vie, nous pouvons être assurés que le Seigneur ne nous accordera pas cela."

Je suis parti au désert, à Karoulia, et voilà qu'un des ermites qui y vivaient me dit: "Ah! lorsqu'ils viendront m'égorger, je leur dirai: "Permettez-moi de baiser votre glaive avant qu'il ne répande mon sang"".

Un moine, le Père Christodoulos, disciple du remarquable ascète Kallinikos, auprès de qui avait habité à un certain moment mon ami le Père Gérassimos Ménayas [du monastère Saint-Paul], était venu chez moi. Nous avons parlé à ce sujet et il m'a dit ce qu'il en pensait: "S'ils viennent, qu'ils nous égorgent tous, pourvu qu'ils épargnent les maisons et les livres." Voyant mon étonnement, il ajouta: "Quand plus tard les hommes verront nos maisons et nos livres, ils diront: "C'étaient de saints hommes!" Mais s'il subsiste, ne rut-ce qu'un seul d'entre nous, il leur apprendra à mépriser tous ces livres." C'est ainsi que réagissaient les moines; comme vous le voyez, c'est une tout autre approche. J’ai raconté seulement ces cas, mais il y en eut beaucoup d'autres.

Que Dieu nous donne à tous de ne jamais perdre l'inspiration de suivre le Christ. Cependant, quand nous lisons que le Seigneur a dit: "Je suis la Voie" (Jean 14, 6), il faut comprendre qu'étant remplis du désir de Le suivre, nous devrons inévitablement souffrir, comme Lui a souffert dans ce monde. Il ne nous est pas possible d'échapper à la souffrance, si nous voulons être des chrétiens.

Si Dieu me donne encore des forces pour parler et si vous me supportez, je continuerai ces entretiens. Peut-être comprendrons-nous "Qui est Celui-ci" (Matthieu 21, 10) - c'est-à­-dire le Christ - et alors nous verrons la Lumière incréée, et toute notre vie sera transfigurée.

 

Référence :

Paroles à la communauté. Mars1994 n*19.