Saturday, January 23, 2021

La prière, victoire sur la tragédie.
Saint Sophrony l’Athonite.

 

    
    C'est dans ma jeunesse que j'ai rencontré pour la première fois la notion de tragédie. Non dans mon expérience de la vie, mais dans mes lectures. Je la concevais comme quelque chose qui se présente à l'esprit de l'homme et le captive totalement. Jadis, cet objet d'attraction s'appelait «idéal». Pour atteindre ce qu'il a saisi intuitivement, l'homme est prêt à tous les efforts, à tous les sacrifices, même jusqu'à risquer sa vie. Cependant, lorsqu'il parvient au but, une cruelle déception l'attend: la réalité ne correspond pas à ce qu'il avait entrevu. La désillusion qui s'ensuit naturellement blesse son esprit, et tout se termine par une mort douloureuse et bien souvent odieuse.

Divers idéaux se présentent aux hommes forts. Souvent, c'est la soif du pouvoir, comme ce fut le cas de Boris Godounov. Dans la lutte pour réaliser sa secrète ambition, suivant l'exemple de ses nombreux prédécesseurs au cours des âges, il n'hésita pas à verser le sang. Mais lorsqu'il arriva à ses fins, il réalisa qu'il n'avait pas obtenu ce qu'il espérait : «je suis parvenu au pouvoir suprême, mais mon âme ne connaît pas le bonheur».

D'autres recherches sur le plan de l'esprit, de l'art ou de la science sont plus nobles. Le génie a des intuitions intellectuelles qu'il ne pourra pas actualiser, car elles dépassent ce qui est accessible dans ce monde. Convaincu de son incapacité de réaliser parfaitement sa vision initiale - qui est devenue sa seule raison d'être -, il subit un profond ébranlement dans son esprit et finit par mourir. C'est parmi les poètes que l'on observe souvent ce dénouement tragique.

Non sans frémissement, j'observais - et je continue aussi bien d'observer - les destinées du monde. Quel que soit le plan sur lequel on la considère, la vie humaine est tragique. L'amour lui-même est plein de criantes contradictions et traverse bien souvent des crises fatales. Ainsi, chaque manifestation de la vie terrestre est marquée dès son origine du sceau de la désintégration.

J'étais encore jeune homme - je n'avais que dix-huit ans lorsque ma destinée me fit vivre des événements historiques dont le caractère tragique dépassait tout ce que j'avais rencontré dans les livres: la Première Guerre mondiale et la révolution sociale qui s'ensuivit en Russie, avec tout son cortège d'horreurs. C'est un tableau sinistre que la chute d'un grand empire.! C'est un combat cruel et sans merci lorsque «ceux qui peinent et ploient sous le fardeau» (Mt 11, 28) se décident, dans leur désespoir, à lutter pour leurs droits et leur dignité humaine. Je vivais au coeur des souffrances de millions d'hommes, de masses innombrables; un «combat mortel» et de longue durée avait commencé.

Simultanément, mes rêves et mes espoirs de jeunesse s'effondrèrent. Étrangement, cela coïncida avec une compréhension nouvelle et plus profonde du sens de l'être en général. La mort et la dévastation allaient de pair avec la renaissance. L'être est grandiose dans ses racines métaphysiques, et d'une immense majesté dans ses fins. Si nous tendons vers la connaissance intégrale de tout ce qui existe, si, dans les profondeurs de notre conscience, nous ne perdons pas de vue l'Etre absolu, alors notre esprit sera disposé à accueillir tout ce qui se produit dans l'être cosmique créé. Le Créateur de ce monde est éternellement vivant. Il est à la base de notre être ; sa force est suffisante pour nous ressusciter après notre mort. Mais nous avons besoin de faire l'expérience de la mort pour comprendre que nous avons été tirés du « néant » par la volonté de notre Père céleste. La connaissance de soi est nécessaire pour accomplir chaque pas en accord avec l'Etre authentique et inébranlable. Oh, cela n'est ni facile ni simple. !

En Christ, il n'y a absolument
 rien de tragique.

    Des centaines de fois, le feu de l'horreur s'approchera de nous et tout en nous se contractera sous l'effet d'une extrême douleur. Mais Il a vaincu et nous appelle à Le suivre. Évidemment, en Le suivant, nous éprouverons des tourments propres à chacune des étapes que nous franchirons. Notre esprit sera saisi de crainte et, en pensée, nous entrerons peut-être en conflit avec Lui, le rendant responsable de toutes nos souffrances. Il nous faut une foi ferme pour ne pas nous détacher de Lui. Mais si la nuit de notre ignorance a été, ne fût-ce qu'une fois, traversée par la lueur d'un éclair et si, à la lumière de cet éclair divin, nous prenons en notre âme la décision d'être avec Lui dans son absoluité - totalement, sinon mieux vaut pour nous mourir car il n'y a pas de moyen terme ; alors il se peut que, nous aussi, nous connaissions la joie de la victoire éternelle.

Si notre Père céleste nous attire vers son Fils unique et coéternel après nous avoir montré - ne serait-ce que dans les limites de notre réceptivité - la sagesse infinie de son Verbe (Logos) et l'inaccessible hauteur de son amour, nous verrons qu'il n'y a pas de tragédie en Dieu. La tragédie n'est présente que dans le destin des hommes dont l'idéal n'a pas franchi les limites de cette terre. En Christ, il n'y a absolument rien de tragique, pas même dans ses souffrances aux dimensions pancosmiques. Durant tout le temps que le Christ demeura avec nous sur la terre, son amour fut lié à une intense souffrance : « Engeance incrédule et pervertie, [...] jusqu'à quand serai-je avec vous ? » (Mt 17, 17). Il pleura sur Lazare et ses sœurs (voir Jn 11, 35). Il s'affligea de la dureté de cœur des Juifs qui avaient mis à mort leurs prophètes (voir Mt 23, 37). À Gethsémani, son âme était «triste à en mourir» et «sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre» (Mt 2 6, 3 8 ; Lc 22, 44). Il vécut la tragédie de toute l'humanité, mais en Lui-même il n'y avait pas de tragédie. Cela ressort clairement des paroles qu'Il adressa à ses disciples peu de temps peut-être avant de prononcer sa prière rédemptrice pour toute l'humanité au mont des Oliviers : « Je vous donne ma paix » (Jn 14, 27). Et encore : « Je ne suis pas seul : le Père est avec moi. Je vous ai dit ces choses, pour qu'en moi vous ayez la paix. Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! J'ai vaincu le monde » (Jn 16, 32-33). Et de nouveau, quelques semaines avant le Golgotha: « Jésus commença de montrer à ses disciples qu'il lui fallait s'en aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup [...] être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter » (Mt 16, 21). Et aussi: « Ne pleurez pas sur moi! Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! » (Lc 23, 28). Ce n'est pas en Lui qu'est la tragédie, mais en nous.

Il en va de même pour le chrétien qui a reçu le don de l'amour du Christ; malgré toute sa conscience de ne pas avoir encore atteint la perfection, il échappe au tragique de la mort qui engloutit tout. Quand, dans sa douloureuse compassion, il prie et pleure pour le monde, il ne tombe pas dans un désespoir sans issue à la pensée d'un désastre inévitable. La vision devient plus sereine lorsque la prière entre d'une certaine manière dans le courant éternel de la prière du Christ au jardin de Gethsémani, c'est-à-dire lorsque se rompent les limites étroites de l'individu, lorsque le mur du temps est franchi et que l'homme fait l'expérience de l'état où il peut dire : « Je suis. » Percevant le souffle donateur de vie du Saint-Esprit qui prie en lui, il pressent la victoire finale de la Lumière. Jusque dans la compassion portée à son plus haut degré de tension - l'essence de « l'enfer de l'amour » –, l'amour du Christ reste fibre de toute passion, car il est éternel. Cet amour n'en vit pas moins réellement et pleinement la tragédie de l'humanité, car il prend part aux souffrances de toute créature et en particulier de l'homme.

Je ne sais pas comment décrire une telle expérience spirituelle, non point imaginaire mais bien réelle, qui peut sembler contradictoire d'un point de vue logique. La grâce est extrêmement riche dans ses manifestations. Prenons par exemple un cas très significatif : en Christ, nous avons reçu la révélation de la valeur immuable de l'homme. Nous l'aimons comme notre propre vie. Par moments, il nous est donné de contempler l'inestimable beauté de cette image du Très-Haut. En observant cet être précieux dans son état de chute - et pour autant que le Seigneur ait répandu sur nous la grâce de connaître sa voie -, notre cœur se brise tout naturellement; il cherche les moyens de sauver ceux que nous aimons. Comme la parole de la prédication ecclésiale tombe trop souvent au bord du chemin, ou sur des endroits pierreux, ou encore parmi des épines (voir Mt 13, 4-7), il ne reste plus à l'âme qu'à se tourner dans la prière vers Celui qui a créé l'homme. Nous sommes convaincus que Dieu ne veut pas détruire la liberté des hommes, leur capacité d'autodétermination. Dans ses efforts pour vaincre, par une prière de compassion, l'endurcissement du coeur des êtres qui nous sont chers, l'âme fait réellement l'expérience de se tenir devant le mur de la mort. Cette expérience est semblable à l'affliction d'une mère qui tient dans ses bras son enfant, le fruit de son sein, en train de mourir. Le sentiment qu'il n'y a pas d'issue, que la fin est inéluctable, engloutit tout autre sentiment ; l'âme de celui qui prie « meurt » avec ceux pour qui elle prie.

Le Fils unique du Père a reçu de nous la mort. Il est mort sur la Croix, en assumant par son amour « jusqu'à la fin » notre perdition. Mais Dieu L'a ressuscité (voir 1 P 1, 21). La même chose est promise à tous ceux qui croient en Lui, le Christ-Dieu (voir Jn 3, 15 ; 3, 36 ; 6, 40 ; 6, 47 11,26). 89

La condition humaine est complexe. Nous-mêmes, nous ne sommes pas encore totalement libérés du péché. Autrement dit, nous portons notre propre mort en nous. Nous ne mourons pas corporellement quand nous prions pour nos frères et pour le monde en général, mais, en esprit, nous vivons réellement leur mort. Bien sûr, le jour où nous mourrons viendra, lui aussi. Par sa mort, le Christ a vaincu la mort d'Adam et de ses descendants; c'est là le Sage de notre propre résurrection.

La prière pour le monde est l'une des plus pénibles et des plus décourageantes, en ce sens que notre esprit n'atteint jamais parfaitement son but. Lorsqu'il prie pour lui-même, l'homme peut ressentir dans la profondeur de son coeur un afflux d'amour et de paix, et cet état se maintient pour un certain temps. En revanche, lorsqu'elle prie longuement pour le monde avec une grande ferveur, l'âme se rend rapidement compte qu'un lourd nuage de haine continue de peser sur la terre: trop d'hommes « ont mieux aimé les ténèbres [de la haine] que la lumière » de l'amour divin (voir Jn 3, 19).

C'est étrange et affligeant: le monde, dans sa grande majorité, n'accepte pas l'Esprit divin. C'est pourquoi la prière revient à celui qui prie non seulement en lui donnant un sentiment d'impuissance, mais encore en augmentant sa douleur. Évidemment, cette impression est erronée. En effet, même si l'on n'observe pas de changements dans l'atmosphère spirituelle du monde, on sait que s'il n'y avait pas d'orants, le « règne des ténèbres » (Lc 22, 53) se renforcerait avec une puissance encore plus grande.

 Percevant le souffle donateur de vie
du Saint-Esprit qui prie en lui,
il pressent la victoire finale de la Lumière.
 
        Ceux qui n'ont pas encore fait avec force l'expérience que je viens de décrire, me comprendront cependant facilement si, inspirés par Dieu, ils ont prié pour le monde ou pour des personnes qui leur sont chères. Lors de cette prière, le coeur entre souvent sans tarder dans la vie de ceux pour lesquels il prie et sait dans quel état ils se trouvent. Cela Peut être soit la joie et le calme, soit l'angoisse et la tristesse, parfois aussi les terribles ténèbres de l'enfer et le mal sous une forme analogue. Celui qui prie peut prendre ces états pour les siens propres, mais c'est une aberration, car, en réalité, la prière permet à l'âme de 
«voir» et de «sentir» ceux pour qui elle prie, et de s'unir à eux. Alors, si le sentiment pénible que nous avons éprouvé se transforme en joie ou en soulagement, c'est le signe sûr que notre prière a été entendue ; le malade va se remettre, le désespéré va recevoir la lumière de l'espérance, un malheur imminent s'éloignera, et ainsi de suite.
Une telle communion avec les hommes et même avec l'univers tout entier est le signe caractéristique d'une prière authentique. La perception de ce qui se produit dans le monde peut se développer jusqu'à un degré qui échappe à toute description. La vie de l'esprit qui prie peut, et même doit recevoir les dimensions cosmiques qu'exigent de nous les commandements évangéliques du Christ. En Lui, l'homme devient véritablement universel. Non dans le sens d'un syncrétisme philosophique, mais selon le degré et l'étendue dans lesquels il saisit l'être réel, selon également son approche des limites ultimes de ce qu'il est possible d'expérimenter sur le plan de l'esprit.

Dans mon livre sur le starets Silouane , je rapporte le cas d'une prompte réponse donnée à la prière. Le bienheureux starets m’avait raconté qu’après avoir lu la lettre d'un métropolite , il s'était tourné vers le Seigneur et, dès la première parole, il avait éprouvé dans son cœur un sentiment de paix et de joie. Le starets répondit immédiatement par lettre que «la fille de cette femme était en vie et heureuse». Des recherches effectuées par la suite confirmèrent la justesse du sentiment du starets. La fille déclara à une femme qui était venue la visiter: « Dites à maman que je vais bien et que je suis heureuse avec mon mari. Mais je lui demande instamment de ne pas répéter une pareille démarche afin de ne pas nous nuire, à moi et à mon mari. » Cela se passait à l'époque de Staline où tout contact avec des personnes venues de l'étranger éveillait des soupçons et risquait de provoquer un exil en Sibérie.

Il est nécessaire pour nous de faire l'expérience du caractère tragique des destinées terrestres. Cette expérience nous révèle les limites de nos dons créés lorsque nous cessons de coopérer avec Dieu. Après l'échec de tous nos efforts et de toutes nos souffrances, il est normal de nous ouvrir aux nouveaux horizons d'un autre monde, incomparablement plus élevé. Alors, au lieu de « l'issue fatale » qui, dans la plupart des cas, est le sort réservé aux génies de l'humanité, un commencement béni se fait jour qui peut se présenter à l'homme comme la Lumière de la résurrection, comme l'entrée dans le monde de l'incorruptibilité. Et là, il n'y a pas de place pour la tragédie, car l'éternité y règne.

Notre expérience personnelle nous permet de constater que, jusqu'à nos jours, l'humanité dans son ensemble ne s'est pas élevée jusqu'au christianisme de l'Évangile. En se détournant du Christ comme homme éternel et avant tout comme Dieu véritable - quelle que soit la forme de cette apostasie et quel qu'en soit le prétexte -, les hommes perdent la Lumière du Royaume éternel et la gloire de la filiation divine. «Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que, là où je suis, ils soient aussi avec moi, pour qu'ils contemplent la gloire que tu m'as donnée, parce que tu m'as aimé avant la création du monde» (Jn 17, 24). Ceux que la sainte flamme d'amour du Saint-Esprit a effleurés, demeurent en esprit dans le Royaume du Saint-Esprit, dévorés par une ardente soif d'être dignes de devenir ses fils. C'est par l'opération du Saint-Esprit - qui procède du Père - qu'est vaincu le péché du rejet de l'amour du Père, amour qui nous a été manifesté par le Fils. Lorsque nous percevons le Christ comme Dieu-Sauveur, nous nous élevons en esprit au-delà des limites du temps et de l'espace, nous entrons dans une forme de l'être à laquelle la notion de « tragédie » n'est plus applicable.

 

Référence:

Extrait du livre de l'Archimandrite Sophrony,La prière, expérience de l'éternité.Éditions du Cerf / Le Sel de La Terre, 1998.