Divers idéaux se présentent aux hommes forts. Souvent, c'est la soif du pouvoir, comme ce fut le cas de Boris Godounov. Dans la lutte pour réaliser sa secrète ambition, suivant l'exemple de ses nombreux prédécesseurs au cours des âges, il n'hésita pas à verser le sang. Mais lorsqu'il arriva à ses fins, il réalisa qu'il n'avait pas obtenu ce qu'il espérait : «je suis parvenu au pouvoir suprême, mais mon âme ne connaît pas le bonheur».
D'autres recherches sur le plan
de l'esprit, de l'art ou de la science sont plus nobles. Le génie a des
intuitions intellectuelles qu'il ne pourra pas actualiser, car elles dépassent
ce qui est accessible dans ce monde. Convaincu de son incapacité de réaliser
parfaitement sa vision initiale - qui est devenue sa seule raison d'être -, il
subit un profond ébranlement dans son esprit et finit par mourir. C'est parmi
les poètes que l'on observe souvent ce dénouement tragique.
Non sans frémissement,
j'observais - et je continue aussi bien d'observer - les destinées du monde.
Quel que soit le plan sur lequel on la considère, la vie humaine est tragique.
L'amour lui-même est plein de criantes contradictions et traverse bien souvent
des crises fatales. Ainsi, chaque manifestation de la vie terrestre est
marquée dès son origine du sceau de la désintégration.
J'étais encore jeune homme - je
n'avais que dix-huit ans lorsque ma destinée me fit vivre des événements
historiques dont le caractère tragique dépassait tout ce que j'avais
rencontré dans les livres: la Première Guerre mondiale et la révolution
sociale qui s'ensuivit en Russie, avec tout son cortège d'horreurs. C'est un
tableau sinistre que la chute d'un grand empire.! C'est un combat cruel et sans
merci lorsque «ceux qui peinent et ploient sous le fardeau» (Mt 11, 28) se
décident, dans leur désespoir, à lutter pour leurs droits et leur dignité
humaine. Je vivais au coeur des souffrances de millions d'hommes, de masses
innombrables; un «combat mortel» et de longue durée avait commencé.
Simultanément, mes rêves et mes
espoirs de jeunesse s'effondrèrent. Étrangement, cela coïncida avec une
compréhension nouvelle et plus profonde du sens de l'être en général. La
mort et la dévastation allaient de pair avec la renaissance. L'être est
grandiose dans ses racines métaphysiques, et d'une immense majesté dans ses
fins. Si nous tendons vers la connaissance intégrale de tout ce qui existe,
si, dans les profondeurs de notre conscience, nous ne perdons pas de vue l'Etre
absolu, alors notre esprit sera disposé à accueillir tout ce qui se produit
dans l'être cosmique créé. Le Créateur de ce monde est éternellement
vivant. Il est à la base de notre être ; sa force est suffisante pour nous
ressusciter après notre mort. Mais nous avons besoin de faire l'expérience de
la mort pour comprendre que nous avons été tirés du « néant » par la
volonté de notre Père céleste. La connaissance de soi est nécessaire pour
accomplir chaque pas en accord avec l'Etre authentique et inébranlable. Oh,
cela n'est ni facile ni simple. !
En Christ, il n'y a absolument rien de tragique. |
Si notre Père céleste nous
attire vers son Fils unique et coéternel après nous avoir montré - ne
serait-ce que dans les limites de notre réceptivité - la sagesse infinie de
son Verbe (Logos) et l'inaccessible hauteur de son amour, nous verrons qu'il
n'y a pas de tragédie en Dieu. La tragédie n'est présente que dans le destin
des hommes dont l'idéal n'a pas franchi les limites de cette terre. En Christ,
il n'y a absolument rien de tragique, pas même dans ses souffrances aux
dimensions pancosmiques. Durant tout le temps que le Christ demeura avec nous
sur la terre, son amour fut lié à une intense souffrance : « Engeance
incrédule et pervertie, [...] jusqu'à quand serai-je avec vous ? » (Mt 17,
17). Il pleura sur Lazare et ses sœurs (voir Jn 11, 35). Il s'affligea de la dureté
de cœur des Juifs qui avaient mis à mort leurs prophètes (voir Mt 23, 37). À
Gethsémani, son âme était «triste à en mourir» et «sa sueur devint comme de
grosses gouttes de sang qui tombaient à terre» (Mt 2 6, 3 8 ; Lc 22, 44). Il
vécut la tragédie de toute l'humanité, mais en Lui-même il n'y avait pas de
tragédie. Cela ressort clairement des paroles qu'Il adressa à ses disciples
peu de temps peut-être avant de prononcer sa prière rédemptrice pour toute
l'humanité au mont des Oliviers : « Je vous donne ma paix » (Jn 14, 27). Et encore
: « Je ne suis pas seul : le Père est avec moi. Je vous ai dit ces choses,
pour qu'en moi vous ayez la paix. Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais
gardez courage ! J'ai vaincu le monde » (Jn 16, 32-33). Et de nouveau, quelques
semaines avant le Golgotha: « Jésus commença de montrer à ses disciples
qu'il lui fallait s'en aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup [...] être mis
à mort et, le troisième jour, ressusciter » (Mt 16, 21). Et aussi: « Ne
pleurez pas sur moi! Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! » (Lc
23, 28). Ce n'est pas en Lui qu'est la tragédie, mais en nous.
Il en va de même pour le
chrétien qui a reçu le don de l'amour du Christ; malgré toute sa conscience
de ne pas avoir encore atteint la perfection, il échappe au tragique de la
mort qui engloutit tout. Quand, dans sa douloureuse compassion, il prie et
pleure pour le monde, il ne tombe pas dans un désespoir sans issue à la
pensée d'un désastre inévitable. La vision devient plus sereine lorsque la
prière entre d'une certaine manière dans le courant éternel de la prière du
Christ au jardin de Gethsémani, c'est-à-dire lorsque se rompent les limites
étroites de l'individu, lorsque le mur du temps est franchi et que l'homme
fait l'expérience de l'état où il peut dire : « Je suis. » Percevant le
souffle donateur de vie du Saint-Esprit qui prie en lui, il pressent la
victoire finale de la Lumière. Jusque dans la compassion portée à son plus
haut degré de tension - l'essence de « l'enfer de l'amour » –, l'amour du
Christ reste fibre de toute passion, car il est éternel. Cet amour n'en vit
pas moins réellement et pleinement la tragédie de l'humanité, car il prend
part aux souffrances de toute créature et en particulier de l'homme.
Je ne sais pas comment décrire
une telle expérience spirituelle, non point imaginaire mais bien réelle, qui
peut sembler contradictoire d'un point de vue logique. La grâce est
extrêmement riche dans ses manifestations. Prenons par exemple un cas très
significatif : en Christ, nous avons reçu la révélation de la valeur
immuable de l'homme. Nous l'aimons comme notre propre vie. Par moments, il nous
est donné de contempler l'inestimable beauté de cette image du Très-Haut. En
observant cet être précieux dans son état de chute - et pour autant que le
Seigneur ait répandu sur nous la grâce de connaître sa voie -, notre cœur se
brise tout naturellement; il cherche les moyens de sauver ceux que nous aimons.
Comme la parole de la prédication ecclésiale tombe trop souvent au bord du
chemin, ou sur des endroits pierreux, ou encore parmi des épines (voir Mt 13,
4-7), il ne reste plus à l'âme qu'à se tourner dans la prière vers Celui
qui a créé l'homme. Nous sommes convaincus que Dieu ne veut pas détruire la
liberté des hommes, leur capacité d'autodétermination. Dans ses efforts pour
vaincre, par une prière de compassion, l'endurcissement du coeur des êtres
qui nous sont chers, l'âme fait réellement l'expérience de se tenir devant
le mur de la mort. Cette expérience est semblable à l'affliction d'une mère
qui tient dans ses bras son enfant, le fruit de son sein, en train de mourir.
Le sentiment qu'il n'y a pas d'issue, que la fin est inéluctable, engloutit
tout autre sentiment ; l'âme de celui qui prie « meurt » avec ceux pour qui
elle prie.
Le Fils unique du Père a reçu
de nous la mort. Il est mort sur la Croix, en assumant par son amour « jusqu'à
la fin » notre perdition. Mais Dieu L'a ressuscité (voir 1 P 1, 21). La même
chose est promise à tous ceux qui croient en Lui, le Christ-Dieu (voir Jn 3,
15 ; 3, 36 ; 6, 40 ; 6, 47 11,26). 89
La condition humaine est
complexe. Nous-mêmes, nous ne sommes pas encore totalement libérés du
péché. Autrement dit, nous portons notre propre mort en nous. Nous ne mourons
pas corporellement quand nous prions pour nos frères et pour le monde en
général, mais, en esprit, nous vivons réellement leur mort. Bien sûr, le
jour où nous mourrons viendra, lui aussi. Par sa mort, le Christ a vaincu la
mort d'Adam et de ses descendants; c'est là le Sage de notre propre
résurrection.
La prière pour le monde est
l'une des plus pénibles et des plus décourageantes, en ce sens que notre
esprit n'atteint jamais parfaitement son but. Lorsqu'il prie pour lui-même,
l'homme peut ressentir dans la profondeur de son coeur un afflux d'amour et de
paix, et cet état se maintient pour un certain temps. En revanche, lorsqu'elle
prie longuement pour le monde avec une grande ferveur, l'âme se rend
rapidement compte qu'un lourd nuage de haine continue de peser sur la terre:
trop d'hommes « ont mieux aimé les ténèbres [de la haine] que la lumière »
de l'amour divin (voir Jn 3, 19).
C'est étrange et affligeant: le
monde, dans sa grande majorité, n'accepte pas l'Esprit divin. C'est pourquoi
la prière revient à celui qui prie non seulement en lui donnant un sentiment
d'impuissance, mais encore en augmentant sa douleur. Évidemment, cette
impression est erronée. En effet, même si l'on n'observe pas de changements
dans l'atmosphère spirituelle du monde, on sait que s'il n'y avait pas
d'orants, le « règne des ténèbres » (Lc 22, 53) se renforcerait avec une
puissance encore plus grande.
Percevant le souffle donateur de vie du Saint-Esprit qui prie en lui, il pressent la victoire finale de la Lumière. |
Dans mon livre sur le starets
Silouane , je rapporte le cas d'une prompte réponse donnée à la prière. Le
bienheureux starets m’avait raconté qu’après avoir lu la lettre d'un
métropolite , il s'était tourné vers le Seigneur et, dès la première
parole, il avait éprouvé dans son cœur un sentiment de paix et de joie. Le
starets répondit immédiatement par lettre que «la fille de cette femme était
en vie et heureuse». Des recherches effectuées par la suite confirmèrent la
justesse du sentiment du starets. La fille déclara à une femme qui était
venue la visiter: « Dites à maman que je vais bien et que je suis heureuse
avec mon mari. Mais je lui demande instamment de ne pas répéter une pareille
démarche afin de ne pas nous nuire, à moi et à mon mari. » Cela se passait
à l'époque de Staline où tout contact avec des personnes venues de
l'étranger éveillait des soupçons et risquait de provoquer un exil en
Sibérie.
Il est nécessaire pour nous de
faire l'expérience du caractère tragique des destinées terrestres. Cette
expérience nous révèle les limites de nos dons créés lorsque nous cessons
de coopérer avec Dieu. Après l'échec de tous nos efforts et de toutes nos
souffrances, il est normal de nous ouvrir aux nouveaux horizons d'un autre
monde, incomparablement plus élevé. Alors, au lieu de « l'issue fatale » qui,
dans la plupart des cas, est le sort réservé aux génies de l'humanité, un commencement
béni se fait jour qui peut se présenter à l'homme comme la Lumière de la
résurrection, comme l'entrée dans le monde de l'incorruptibilité. Et là, il
n'y a pas de place pour la tragédie, car l'éternité y règne.
Notre expérience personnelle
nous permet de constater que, jusqu'à nos jours, l'humanité dans son ensemble
ne s'est pas élevée jusqu'au christianisme de l'Évangile. En se détournant
du Christ comme homme éternel et avant tout comme Dieu véritable - quelle que
soit la forme de cette apostasie et quel qu'en soit le prétexte -, les hommes
perdent la Lumière du Royaume éternel et la gloire de la filiation divine. «Père,
ceux que tu m'as donnés, je veux que, là où je suis, ils soient aussi avec
moi, pour qu'ils contemplent la gloire que tu m'as donnée, parce que tu m'as
aimé avant la création du monde» (Jn 17, 24). Ceux que la sainte flamme
d'amour du Saint-Esprit a effleurés, demeurent en esprit dans le Royaume du
Saint-Esprit, dévorés par une ardente soif d'être dignes de devenir ses
fils. C'est par l'opération du Saint-Esprit - qui procède du Père - qu'est
vaincu le péché du rejet de l'amour du Père, amour qui nous a été
manifesté par le Fils. Lorsque nous percevons le Christ comme Dieu-Sauveur, nous
nous élevons en esprit au-delà des limites du temps et de l'espace, nous
entrons dans une forme de l'être à laquelle la notion de « tragédie » n'est
plus applicable.
Référence:
Extrait du livre de l'Archimandrite Sophrony,La prière, expérience de l'éternité.Éditions
du Cerf / Le Sel de La Terre, 1998.