.Le Christ Réssuscité
Saint Sophrony, c. 1980
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Tout ce qui est absurde et terrible sur la scène
mondiale, tout ce qui est banal et fastidieux dans la vie quotidienne des
hommes, constitue un tableau contradictoire mais néanmoins grandiose. Tout, le
noble comme le mesquin, se reflète d'une manière ou d'une autre en chacun de
nous. À partir d'innombrables contrastes -le mal et le bien, les ténèbres et la
lumière, la tristesse et la joie, la folie et la sagesse, l'amour et la haine,
la faiblesse et la force, la construction et la destruction, la naissance et la
mort -, se forme une vision globale de l'Être. Soumis à d'innombrables
tourments et outrages, L'homme est bafoué; sa dignité est foulée aux pieds.
Devant ce spectacle, l'âme est au désespoir. Et subitement, les paroles du
Christ: «Un homme est né dans le monde », lui parviennent dans leur
signification éternelle, éternelle même pour Dieu. Et, sous l'effet de cette
joie, elle oublie toutes les maladies et afflictions du passé.
Les commandements du Christ sont formulés en quelques
brèves paroles, très simples. Mais quand nous les observons, notre esprit
merveilleusement s'épanouit et ressent une soif inextinguible d'embrasser «tout
ce qui est au ciel et sur la terre» (Ep 1, 10) dans l'amour qui nous a été
commandé-. Est-il concevable que ceux qui ont été tirés du « néant» possèdent
une pareille force? Certes, il nous est impossible d'englober tout l'univers
dans notre cœur en ne nous fondant que sur nous-mêmes. Mais le Créateur de tout
ce qui est, est apparu Lui-même dans notre mode d'existence; Il nous a vraiment
montré que notre nature a été créée capable non seulement d'étreindre le cosmos
créé, mais encore de recevoir la plénitude de la vie divine. Sans Lui, nous ne
pouvons rien faire (voir [n 15, 5), mais avec Lui et en Lui tout devient
accessible, non sans «douleur» toutefois. La douleur nous est nécessaire.
Premièrement, pour que nous prenions conscience que nous sommes
des personnes (hypostases) libres. Deuxièmement, pour que le Seigneur puisse
nous donner sa vie en possession inaliénable lors du Jugement (voir Le 16,
10-12).
Nous transporter
en esprit dans des dimensions universelles chaque fois que nous endurons des
tribulations, nous rend semblables au Christ. Par une telle orientation de
notre pensée, tout ce qui nous arrive dans notre existence individuelle devient
une révélation de ce qui se passe dans le monde des hommes. Les flux de la vie
cosmique passeront à travers nous et nous pourrons connaître, d'expérience
vécue, l'homme dans son existence séculaire, et même le Fils de l'homme dans ses
deux natures. C'est précisément ainsi, dans les souffrances, que nous croissons
jusqu'à une prise de conscience cosmique et métacosmique. Passant par
l'épreuve de la kénose en suivant le Christ, étant crucifiés avec Lui, nous
devenons réceptifs à l'Être divin infiniment grand. Dans une écrasante prière
de repentir pour le monde entier, nous nous unissons spirituellement à toute
l'humanité: nous devenons universels à l'image de l'universalité du Christ qui
porte en Lui tout ce qui existe. Mourant avec Lui et en Lui, nous avons déjà,
dès ici-bas, un avant-goût de la résurrection.
Le Seigneur a
souffert pour nous tous. Ses souffrances couvrent tous les maux de notre
histoire depuis la chute d'Adam. Si nous voulons connaître le Christ comme il
convient, nous devons participer nous-mêmes à ses souffrances et, dans la
mesure du possible, vivre tout comme Lui-même. C'est ainsi, et seulement ainsi, que le
Christ-Vérité peut être vraiment connu, c'est-à-dire existentiellement et non
pas abstraitement par une foi psychologique ou intellectuelle qui ne se
transforme pas en actes dans la vie.
Saint Sophrony. |
Dès le début de
mon retour au Christ, alors que je comprenais déjà avec une conscience un peu
plus profonde qui est Jésus, mon cœur se mit à changer et mes pensées prirent
une autre direction. Suite aux conflits intérieurs que je vivais, je me
transportais spontanément dans tout l'univers des hommes; à cause de cela
naquit en moi une compassion pour toute l'humanité. Cette expérience me fit
comprendre que nous devons tous non seulement vivre les épreuves qui nous
frappent dans le cadre étroit de notre individualité, mais encore, sans faute,
les transposer en esprit sur le plan universel. Autrement dit, je réalisai que
la même vie cosmique qui passe par nous coule aussi dans les veines de chaque
homme. Cette conscience, qu'on pourrait prendre pour une réaction psychologique
naturelle, eut pour résultat de m'amener à ressentir avec une compassion accrue
ce dont souffrent les hommes: les maladies, les malheurs, les querelles, les haines,
les catastrophes naturelles, les guerres, etc. Dans ce mouvement, en soi
naturel, se trouvait la racine dont devait naître un fruit précieux pour moi:
vivre toute l'humanité comme moi-même, comme ma propre vie. C'est précisément
ce qui nous est prescrit par le commandement: « aime ton prochain comme toi-même» (Mt 22, 39) ; le «prochain» doit être compris dans le sens chrétien de « qui est mon
prochain? » (voir Le
10,29-37).
En se
développant et en s'intensifiant ainsi au fil des années, ma conscience se
porta naturellement jusqu'aux limites ultimes du monde et, au-delà, jusqu'à
l'Infini. Avec reconnaissance envers Dieu, je me souvenais de toutes les
difficultés que j'avais endurées durant la Première Guerre mondiale, de la
terrible destruction de la structure administrative du pays, des combats
révolutionnaires qui mettaient en danger la vie de tous sur l'ensemble du
territoire de la Russie, des grandes pénuries de tout ce qui est nécessaire à
une vie normale, de la privation de tout ce qui est important et précieux pour
l'âme et l'intelligence, du martyre d'être là, impuissant devant l'absurdité
des événements ... C'est ainsi que je suis entré dans la tragédie de l'histoire
contemporaine. Plus tard, je pénétrai jusqu'à ses origines: le récit biblique
de la chute de l'homme.
Quel tableau
effroyable! Et ce n'est pas encore la fin : « J'ébranlerai encore une fois non seulement la terre, mais
aussi le ciel» (He 12,26).
C'est ainsi que
je me suis approché du grand mystère « de l'image de Dieu» en nous: la personne. Dieu s'est
révélé en nous dans le Nom: JE SUIS CELUI QUI SUIS (Ex 3, 14). Oui, nous sommes
son image. En se tenant devant Lui dans la prière, notre esprit est en même temps
triomphant et souffrant. Il triomphe, car il contemple des réalités qui
dépassent l'imagination terrestre. Il souffre, car il ressent son néant,
totalement incapable qu'il est de contenir le don divin. Aussi, dès le début de
notre renaissance d'en haut, notre âme languit-elle. Nous nous développons,
assurément, mais cette croissance nous semble lente et, qui plus est, pénible.
Nous pouvons dire que toute la vie chrétienne se réduit aux douleurs d'un
enfantement pour l'éternité (voir Is 26,17-18, selon la Septante).
Référence :
La Prière,
expérience de l’éternité. Archimandrite Sophrony. Le sel de la terre. Cerf.(1998)