Saturday, September 21, 2019

L'amour des ennemis chez Saint Silouane.
Jean-Claude Larchet.

Fresque de Saint Silouane l'Athonite.
Monastère Saint Jean-Baptiste, Liban. 
L'amour des ennemis chez Saint Silouane implique non seulement que l'on supporte les afflictions que ceux-ci nous font endurer, mais encore qu'on les supporte avec joie à cause de Dieu. Il implique corrélativement que l'on remercie Dieu de toutes ces afflictions: elles contribuent en effet, nous l'avons vu, à notre progrès spirituel, et doivent à cet égard être reçues comme un don providentiel, de Dieu qui a en vue notre salut.
L'amour des ennemis implique aussi que l'on garde, face aux violences que l'on subit, la paix de l'âme et du corps, autrement dit, comme nous l'avons noté précédemment, que non seulement on ne s'irrite pas en retour, mais que l'on reste sans trouble .
Le Starets recommande aussi, non seulement de ne pas accuser nos ennemis, mais encore de ne pas penser de mal d'eux et même de ne pas les juger du tout. Plutôt que d'accuser les autres, il convient de se sentir soi-même coupable.
L'amour des ennemis suppose bien entendu, pour le Starets, qu'on leur pardonne leurs offenses et que l'on prie pour eux. Néanmoins le pardon n'est pas encore l'amour, et la prière peut précéder l'amour et n'en être pas encore une manifestation : « Lorsque j'étais encore dans le monde», confesse saint Silouane, «j'aimais de bon cœur pardonner; je pardonnais facilement et je priais volontiers pour ceux qui m'avaient offensé; mais quand je vins au monastère, alors que j'étais encore novice, je reçus une grande grâce et elle m'apprit à aimer mes ennemis».
C'est dans la compassion que saint Silouane voit l'une des principales dimensions de l'amour des ennemis. Cette compassion consiste tout d'abord à avoir pitié d'eux.
Cette pitié résulte pour une part de la conscience que ceux qui nous veulent ou nous font du mal ont l'âme malade (on retrouve l'enseignement patristique traditionnel selon lequel les passions sont des maladies spirituelles) et agissent sous l'emprise d'une influence démoniaque, cette double situation faisant d'eux des victimes et les faisant souffrir profondément. À la question: « Comment un subordonné peut-il garder la paix de l'âme s'il a pour supérieur un homme violent et méchant? », le Starets répond: « Un homme coléreux endure lui-même une grande souffrance provoquée par un esprit mauvais. Il subit ce tourment à cause de son orgueil; le subordonné, quel qu'il soit, doit le savoir et prier pour l'âme malade de son supérieur ». Cette pitié résulte d'autre part de la conscience que celui qui fait le mal et s'oppose à la vérité ou l'ignore vit dans l'éloignement de Dieu, se prive donc de Ses biens, s'égare loin des voies du salut et se voue aux souffrances de l'enfer dont il éprouve déjà ici-bas les prémices. «L'âme a compassion des ennemis et prie pour eux, parce qu'ils se sont éloignés de la vérité et vont en enfer. Voilà ce qu'est l'amour pour les ennemis». «Un homme bon pense: "Tout homme qui s'éloigne de la vérité va à sa perte", et c'est pourquoi il a pitié de lui. [ ... ] Celui qui a appris du Saint-Esprit à aimer, souffrira toute sa vie pour ceux qui ne se sauvent pas ; il verse de nombreuses larmes pour les hommes, et la grâce divine lui donne la force d'aimer ses ennemis. [ ... ] Comprenez, c'est si simple. ils sont à plaindre ceux qui ne connaissent pas Dieu et qui s'opposent à Lui ; mon cœur souffre pour eux, et les larmes coulent de mes yeux. Nous pouvons clairement voir le Paradis et les tourments : nous avons connu cela par le Saint-Esprit. Et voici que le Seigneur Lui-même a dit : "le Royaume de Dieu est au-dedans de vous" (Luc 17,21). Ainsi c'est dès ici-bas que commence la vie éternelle ; et les tourments éternels, eux aussi, commencent dès ici-bas».
On voit ici que la pitié s'accompagne de compassion, laquelle consiste à souffrir de ce dont les autres souffrent comme si on l'éprouvait soi-même, à se montrer réellement solidaire d'eux dans la souffrance, à se mettre à leur place dans les épreuves qu'ils subissent, ce qui témoigne d'un amour authentique et sans réserve. Cette compassion, dont le Starets nous donne lui-même l'exemple, est profondément vécue: comme l'indique le passage précédemment cité, elle s'accompagne de douleur et de larmes, et elle est permanente. Elle est aussi profonde que celle que l'on éprouve pour ses proches lorsqu'ils sont dans la souffrance et le malheur : « Le Seigneur apprend à tant aimer les ennemis que l'on aura compassion d'eux comme de ses propres enfants».
Il convient, dit le Starets d'être compatissant à l'égard de nos propres ennemis et des ennemis de la vérité, mais également à l'égard des démons eux-mêmes qui souffrent plus que tous des peines infernales puisqu'ils ont accompli jusqu'au point le plus bas ce qui les provoque: l'éloignement et le reniement de Dieu, la privation volontaire des Biens divins, le refus d'aimer Dieu et d'être aimé de Lui. Enseigné par l'Esprit Saint, écrit-­il «on aura de la compassion même pour les démons, car ils se sont détachés du bien, ils ont perdu l'humilité et l'amour de Dieu».
Saint Silouane priant pour 
tous les peuples de la terre.
Fresque au réfectoire du Monastère
 Saint Jean-Baptiste, Essex, Grande Bretagne.
La compassion pour les ennemis est impliquée pour le Starets par la compassion que l'on doit avoir (et que lui-même avait) pour toutes les créatures sans exception, «Il faut avoir compassion de chaque homme, de chaque créature et de toute la création de Dieu». «L'Esprit de Dieu nous apprend l'amour pour tout ce qui existe, et l'âme a compassion pour tout être; elle aime aussi ses ennemis et plaint même les démons, parce que, dans leur chute, ils se sont détachés du bien». La compassion ne fait pas acception des personnes mais s'adresse à tous indistinctement. «Il y a des hommes qui souhaitent la damnation et les tourments dans le feu de l'enfer à leurs ennemis ou aux ennemis de l'Église. Ils pensent ainsi parce qu'ils n'ont pas appris du Saint- Esprit à aimer Dieu. Celui qui l'a appris, verse des larmes pour le monde entier. Tu dis : "C'est un criminel, qu'il aille donc brûler dans le feu de l'enfer !" Mais je te demande: "Si Dieu te donnait une bonne place dans le Paradis, et que, de là, tu voies dans le feu celui auquel tu as souhaité les tourments, n'aurais-tu pas alors pitié de lui, quel qu'il soit, même s'il est un ennemi de l'Église ?" Ou bien aurais-tu un cœur de fer?».
Le Starets avait d'autant plus pitié de ceux qui ont à endurer les souffrances de l'enfer et éprouvait d'autant plus de compassion pour eux qu'il avait lui-même - il le rappelle discrètement dans le long passage précédemment cité- fait l'expérience à la fois de la béatitude du Paradis et du malheur épouvantable de l'enfer, et mesurait toute la douloureuse distance qui sépare celui-ci de celle-là.
L'amour des ennemis implique surtout, selon le Starets, outre que l'on éprouve à leur égard de la pitié et de la compassion, qu'on leur veuille et qu'on leur fasse du bien, attitude que les Pères situent aussi, nous l'avons vu, à un très haut degré. Celui qui aime ses ennemis veut en particulier ce qu'il y a de mieux pour eux : qu'ils se repentent, connaissent Dieu et obtiennent la grâce du salut. «Nous ne devons avoir qu'une seule pensée, dit saint Silouane : que tous soient sauvés ».
Une autre composante de l'amour des ennemis sur laquelle saint Silouane insiste particulièrement est la prière pour eux. «C'est une grande œuvre devant Dieu que de prier pour ceux qui nous offensent et nous font souffrir ». La prière et l'amour pour les ennemis sont aux yeux du Starets intimement liés et il les cite très souvent ensemble: «Le Seigneur a donné sur terre le Saint-Esprit qui apprend à l'âme à aimer les ennemis et à prier pour eux »; « Seigneur, apprends-nous par ton Saint-Esprit à aimer nos ennemis et à prier pour eux avec des larmes »; « Seigneur, comme tu as prié pour tes ennemis, ainsi apprends-nous aussi, par l'Esprit Saint, à aimer nos ennemis»;«l'âme à laquelle la grâce de Dieu a enseigné à prier aime avec compassion toute créature, et tout particulièrement l'homme ».
La prière est en effet à la fois ce qui suscite l'amour des ennemis, et ce qui en découle, le manifeste et en témoigne.
La prière pour les ennemis est d'abord ce qui permet d'obtenir de Dieu la grâce de les aimer : «On ne peut aimer ses ennemis que par la grâce du Saint-Esprit. C'est pourquoi, dès que quelqu'un t'a blessé, prie Dieu pour lui». «Je supplie continuellement le Seigneur de me donner l'amour des ennemis. [...] Jour et nuit, je demande au Seigneur cet amour », confesse le Starets.
C'est par la prière aussi qu'il est possible de garder la paix en face de nos ennemis et de leurs offenses: «Pour avoir la paix de l'âme, il faut s'habituer à aimer celui qui nous a offensé et à prier immédiatement pour lui. L'âme ne peut avoir de paix si elle ne demande pas de toutes ses forces au Seigneur le don d'aimer tous les hommes ».
La prière est aussi ce qui permet de conserver la grâce d'aimer les ennemis une fois celle-ci reçue.Mais si la prière suscite l'amour des ennemis, inversement l'amour des ennemis suscite la prière. «L'homme qui n'a pas appris du Saint-Esprit à aimer ne priera certes pas pour ses ennemis ». La pitié et la compassion que l'on éprouve pour les ennemis dans la conscience qu'ils sont éloignés de Dieu, privés des biens divins et qu'ils vont à leur perte amènent à prier pour qu'ils échappent aux maux qu'ils ont et auront à subir; elles amènent aussi à prier Dieu pour qu'ils se repentent et se détournent du mal, pour qu'ils Le connaissent et soient sauvés. «Le Seigneur a donné sur terre le Saint-Esprit qui apprend à l'âme à aimer les ennemis et à prier pour eux afin qu'ils soient, eux aussi, sauvés. C'est cela l'amour». «L'âme a compassion des ennemis et prie pour eux, parce qu'ils se sont éloignés de la vérité et vont en enfer». «L'homme qui porte en lui le Saint- Esprit [a le cœur] plein de compassion pour toute créature de Dieu et surtout pour les hommes qui ne connaissent pas Dieu ou s'opposent à Lui, et qui, pour cette raison, iront dans le feu des tourments. il prie pour eux jour et nuit, plus que pour lui-même, afin que tous se repentent et connaissent le Seigneur». « Seigneur, tous les peuples sont l'œuvre de tes mains; détourne-les de la haine et du mal vers le repentir pour que, tous, ils connaissent Ton amour ».
Parce qu'elle découle de la compassion, mais aussi parce qu'elle est liée au sentiment, plein de componction, d'être soi-même pécheur, et même le pire des hommes, la prière pour les ennemis s'accompagne de larmes, ce qui est le signe de sa profondeur, de sa sincérité, et du fait qu'elle est liée à un amour authentique.

Référence:
Cahiers Saint-Silouane l'Athonite (2). L'amour des ennemis selon Saint Silouane l'Athonite et dans la tradition patristique. Jean-Claude Larchet.