Fresque de Saint Silouane l'Athonite.
Monastère Saint Jean-Baptiste, Liban.
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L'amour des ennemis implique
aussi que l'on garde, face aux violences que l'on subit, la paix de l'âme et du
corps, autrement dit, comme nous l'avons noté précédemment, que non seulement
on ne s'irrite pas en retour, mais que l'on reste sans trouble .
Le Starets recommande aussi, non
seulement de ne pas accuser nos ennemis, mais encore de ne pas penser de mal
d'eux et même de ne pas les juger du tout. Plutôt que d'accuser les autres, il
convient de se sentir soi-même coupable.
L'amour des ennemis suppose bien
entendu, pour le Starets, qu'on leur pardonne leurs offenses et que l'on prie
pour eux. Néanmoins le pardon n'est pas encore l'amour, et la prière peut
précéder l'amour et n'en être pas encore une manifestation : « Lorsque
j'étais encore dans le monde», confesse saint Silouane, «j'aimais de bon
cœur pardonner; je pardonnais facilement et je priais volontiers pour ceux qui
m'avaient offensé; mais quand je vins au monastère, alors que j'étais encore
novice, je reçus une grande grâce et elle m'apprit à aimer mes ennemis».
C'est dans la compassion que
saint Silouane voit l'une des principales dimensions de l'amour des ennemis.
Cette compassion consiste tout d'abord à avoir pitié d'eux.
Cette pitié résulte pour une part
de la conscience que ceux qui nous veulent ou nous font du mal ont l'âme malade
(on retrouve l'enseignement patristique traditionnel selon lequel les passions
sont des maladies spirituelles) et agissent sous l'emprise d'une influence
démoniaque, cette double situation faisant d'eux des victimes et les faisant
souffrir profondément. À la question: « Comment un subordonné peut-il garder
la paix de l'âme s'il a pour supérieur un homme violent et méchant? », le
Starets répond: « Un homme coléreux endure lui-même une grande souffrance
provoquée par un esprit mauvais. Il subit ce tourment à cause de son orgueil;
le subordonné, quel qu'il soit, doit le savoir et prier pour l'âme malade de
son supérieur ». Cette pitié résulte d'autre part de la conscience que
celui qui fait le mal et s'oppose à la vérité ou l'ignore vit dans
l'éloignement de Dieu, se prive donc de Ses biens, s'égare loin des voies du
salut et se voue aux souffrances de l'enfer dont il éprouve déjà ici-bas les
prémices. «L'âme a compassion des ennemis et prie pour eux, parce qu'ils se
sont éloignés de la vérité et vont en enfer. Voilà ce qu'est l'amour pour les
ennemis». «Un homme bon pense: "Tout homme qui s'éloigne de la
vérité va à sa perte", et c'est pourquoi il a pitié de lui. [ ... ] Celui
qui a appris du Saint-Esprit à aimer, souffrira toute sa vie pour ceux qui ne
se sauvent pas ; il verse de nombreuses larmes pour les hommes, et la grâce
divine lui donne la force d'aimer ses ennemis. [ ... ] Comprenez, c'est si
simple. ils sont à plaindre ceux qui ne connaissent pas Dieu et qui s'opposent
à Lui ; mon cœur souffre pour eux, et les larmes coulent de mes yeux. Nous
pouvons clairement voir le Paradis et les tourments : nous avons connu cela par
le Saint-Esprit. Et voici que le Seigneur Lui-même a dit : "le Royaume de
Dieu est au-dedans de vous" (Luc 17,21). Ainsi c'est dès ici-bas que
commence la vie éternelle ; et les tourments éternels, eux aussi, commencent
dès ici-bas».
On voit ici que la pitié
s'accompagne de compassion, laquelle consiste à souffrir de ce dont les autres
souffrent comme si on l'éprouvait soi-même, à se montrer réellement solidaire
d'eux dans la souffrance, à se mettre à leur place dans les épreuves qu'ils
subissent, ce qui témoigne d'un amour authentique et sans réserve. Cette
compassion, dont le Starets nous donne lui-même l'exemple, est profondément
vécue: comme l'indique le passage précédemment cité, elle s'accompagne de
douleur et de larmes, et elle est permanente. Elle est aussi profonde que celle
que l'on éprouve pour ses proches lorsqu'ils sont dans la souffrance et le
malheur : « Le Seigneur apprend à tant aimer les ennemis que l'on aura
compassion d'eux comme de ses propres enfants».
Il convient, dit le Starets
d'être compatissant à l'égard de nos propres ennemis et des ennemis de la
vérité, mais également à l'égard des démons eux-mêmes qui souffrent plus que
tous des peines infernales puisqu'ils ont accompli jusqu'au point le plus bas
ce qui les provoque: l'éloignement et le reniement de Dieu, la privation
volontaire des Biens divins, le refus d'aimer Dieu et d'être aimé de Lui.
Enseigné par l'Esprit Saint, écrit-il «on aura de la compassion même pour
les démons, car ils se sont détachés du bien, ils ont perdu l'humilité et
l'amour de Dieu».
Saint Silouane priant pour
tous les peuples de la terre.
Fresque au réfectoire du Monastère
Saint Jean-Baptiste, Essex, Grande Bretagne.
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Le Starets avait d'autant plus
pitié de ceux qui ont à endurer les souffrances de l'enfer et éprouvait
d'autant plus de compassion pour eux qu'il avait lui-même - il le rappelle
discrètement dans le long passage précédemment cité- fait l'expérience à la
fois de la béatitude du Paradis et du malheur épouvantable de l'enfer, et
mesurait toute la douloureuse distance qui sépare celui-ci de celle-là.
L'amour des ennemis implique
surtout, selon le Starets, outre que l'on éprouve à leur égard de la pitié et
de la compassion, qu'on leur veuille et qu'on leur fasse du bien, attitude que
les Pères situent aussi, nous l'avons vu, à un très haut degré. Celui qui aime
ses ennemis veut en particulier ce qu'il y a de mieux pour eux : qu'ils se
repentent, connaissent Dieu et obtiennent la grâce du salut. «Nous ne devons
avoir qu'une seule pensée, dit saint Silouane : que tous soient sauvés ».
Une autre composante de l'amour
des ennemis sur laquelle saint Silouane insiste particulièrement est la prière
pour eux. «C'est une grande œuvre devant Dieu que de prier pour ceux qui
nous offensent et nous font souffrir ». La prière et l'amour pour les
ennemis sont aux yeux du Starets intimement liés et il les cite très souvent
ensemble: «Le Seigneur a donné sur terre le Saint-Esprit qui apprend à l'âme
à aimer les ennemis et à prier pour eux »; « Seigneur, apprends-nous par ton
Saint-Esprit à aimer nos ennemis et à prier pour eux avec des larmes »; «
Seigneur, comme tu as prié pour tes ennemis, ainsi apprends-nous aussi, par
l'Esprit Saint, à aimer nos ennemis»;«l'âme à laquelle la grâce de Dieu a
enseigné à prier aime avec compassion toute créature, et tout particulièrement
l'homme ».
La prière est en effet à la fois
ce qui suscite l'amour des ennemis, et ce qui en découle, le manifeste et en
témoigne.
La prière pour les ennemis est
d'abord ce qui permet d'obtenir de Dieu la grâce de les aimer : «On ne peut
aimer ses ennemis que par la grâce du Saint-Esprit. C'est pourquoi, dès que
quelqu'un t'a blessé, prie Dieu pour lui». «Je supplie continuellement le
Seigneur de me donner l'amour des ennemis. [...] Jour et nuit, je demande au
Seigneur cet amour », confesse le Starets.
C'est par la prière aussi qu'il
est possible de garder la paix en face de nos ennemis et de leurs offenses: «Pour
avoir la paix de l'âme, il faut s'habituer à aimer celui qui nous a offensé et
à prier immédiatement pour lui. L'âme ne peut avoir de paix si elle ne demande
pas de toutes ses forces au Seigneur le don d'aimer tous les hommes ».
La prière est aussi ce qui permet
de conserver la grâce d'aimer les ennemis une fois celle-ci reçue.Mais si la prière suscite l'amour
des ennemis, inversement l'amour des ennemis suscite la prière. «L'homme qui
n'a pas appris du Saint-Esprit à aimer ne priera certes pas pour ses ennemis ».
La pitié et la compassion que l'on éprouve pour les ennemis dans la conscience
qu'ils sont éloignés de Dieu, privés des biens divins et qu'ils vont à leur
perte amènent à prier pour qu'ils échappent aux maux qu'ils ont et auront à
subir; elles amènent aussi à prier Dieu pour qu'ils se repentent et se
détournent du mal, pour qu'ils Le connaissent et soient sauvés. «Le Seigneur
a donné sur terre le Saint-Esprit qui apprend à l'âme à aimer les ennemis et à
prier pour eux afin qu'ils soient, eux aussi, sauvés. C'est cela l'amour». «L'âme
a compassion des ennemis et prie pour eux, parce qu'ils se sont éloignés de la
vérité et vont en enfer». «L'homme qui porte en lui le Saint- Esprit [a le
cœur] plein de compassion pour toute créature de Dieu et surtout pour les
hommes qui ne connaissent pas Dieu ou s'opposent à Lui, et qui, pour cette
raison, iront dans le feu des tourments. il prie pour eux jour et nuit, plus
que pour lui-même, afin que tous se repentent et connaissent le Seigneur». «
Seigneur, tous les peuples sont l'œuvre de tes mains; détourne-les de la haine
et du mal vers le repentir pour que, tous, ils connaissent Ton amour ».
Parce qu'elle découle de la
compassion, mais aussi parce qu'elle est liée au sentiment, plein de
componction, d'être soi-même pécheur, et même le pire des hommes, la prière
pour les ennemis s'accompagne de larmes, ce qui est le signe de sa profondeur,
de sa sincérité, et du fait qu'elle est liée à un amour authentique.
Référence:
Cahiers Saint-Silouane l'Athonite
(2). L'amour des ennemis selon Saint Silouane l'Athonite et dans la tradition
patristique. Jean-Claude Larchet.