Le mystère de l’Église remonte plus loin que l’histoire. Maints textes en parlent : “ nous, que Dieu avait élus en lui avant la création du monde, pour être saints… mystère caché de toute éternité en Dieu” (Eph.1.4, 3.9). Sa préexistence dans la sagesse de Dieu souligne la nature méta-historique de l’Église. Si toutes les formes de la vie sociale sont contingentes, peuvent exister ou ne pas exister en fonction de l’évolution historique, par contre, l’Église ne provient pas de l’histoire, mais fait irruption dans le monde, car justement, sa genèse est ailleurs. Tout comme “l’Agneau immolé dès la fondation du monde”, hors du temps, entre dans l’histoire et s’immole “sous Ponce Pilate” et “ à Jérusalem”, se situant très exactement dans le temps et dans l’espace; de même, l’Église “cachée de toute éternité” en Dieu, pré-commencée au paradis, préfigurée en Israël, descend du ciel dans les langues de feu, entre dans l’histoire à Jérusalem et le jour de la pentecôte. Elle descend du ciel et elle remonte des profondeurs ontologiques préétablies du monde. C’est la manifestation graduelle du caché, se dirigeant vers “la plénitude de Celui qui remplit tout en tous” (Eph.1.23). Toutes les créatures sur la terre, sous la terre et au ciel plient les genoux et convergent dans le plérôme du totus Christus .
“ L’Esprit souffle où il veut”, mais avant tout il repose sur l’humanité du fils- l’Église. Ce qui prouve que les événements- les souffles- s’opèrent et se passent à l’intérieure du Corps institué. L’Église s’origine historiquement dans les acta et passa Christi in carne, dans le repas du Seigneur, et s’actualise dans la Pentecôte de l’Esprit. Si l’on se sert de l’image d’un lac- celui-ci alimenté par la source continuelle de la sainte cène, et par la pluie de la grâce de la Pentecôte perpétuée. L’épiclèse montre que l’une est en fonction de l’autre, le Fils envoie l’Esprit et L’Esprit manifeste le Fils. Le passage de 1 Co.12 parle des charismes et des dons qui ne sont pas réglementés. La sainteté, le prophétisme des starets, la vie mystique, échappent au plan défini de l’institution. Les énergies de la déification ne sont point organisables ni institutionnalisables. A côté des formes “institutionnelles” se posent des formes “événementielles” : “ n’éteignez pas l’Esprit, ne méprisez pas la prophétie” (1 Th. 5.19-20). Sur ce plan, l’Église elle-même transcende sa réalité institutionnelle. L’essentiel, c’est de ne jamais opposer ou séparer ces deux aspects de la même grâce : ils sont complémentaires. L’institution s’enracine dans la source débordante de l’Esprit et l’événement ne s’opère que dans les cadres de l’institution ecclésiale : L’Esprit s’adresse aux “siens”, aux “ christifiés”.
L’Église visible n’est point la seule société visible des chrétiens, mais aussi “L’Esprit de Dieu et la grâce des sacrements vivants dans cette société”; sa visibilité, donc, est le lieu de l’invisible, de sa “phanie” incessante. Cette unité organique conditionne l’unique et même statut et de L’Église militante et de L’Église triomphante, et l’exprime en termes identiques qui embrassent tous les régimes du salut, tant terrestres que célestes. C’est pourquoi, vue de l’extérieur, l’économie orthodoxe étonne par un certain relâchement des formes et peut même donner l’idée d’une certaine négligence du terrestre. On ne la comprend que vue du dedans : “L’Église est une parce qu’elle représente un seul Corps spirituel, animé par un seul et même Esprit divin et n’ayant qu’un seul chef qui est le Christ”. “L’Église même terrestre, est une chose céleste”, “ la société divine”. L’unique principe, le Christ, régit le ciel et la terre : “réunis dans ton temple, nous nous voyons déjà dans la lumière de ta gloire céleste”, chante l’Église. C’est le débordement du terrestre par le céleste.
Paul Evdokimov(1979); M., L'Orthodoxie Desclée de Brouwer;