11 octobre 1964.
Chère matouchka Natacha, que la paix soit avec vous. Merci beaucoup pour votre lettre. Visiblement, nous sommes en communion de pensées. Ces trois dernières semaines j'ai été particulièrement inquiet à votre propos, je n'arrêtais pas de penser à vous. J'avais l'impression que vous alliez mal, mais ce que c'était, je n'en savais rien. Je ne suis pas entièrement rassuré, même si vous pouvez maintenant m'écrire vous-même au sujet de votre maladie. Mais quand même, votre lettre m'a fait plaisir. Nous vivons si loin les uns des autres, dans des conditions si différentes qu'il m'est tout à fait impossible de me faire ne serait-ce qu'une vague idée de votre vie quotidienne. C'est bien que vous ayez réussi à rendre votre maison à peu près confortable. C'était tellement dur pour vous, avant. Même si cela n'a pas duré longtemps, une période d'efforts aussi pénibles a pu ruiner votre santé déjà fragile sans cela.
Merci de m'avoir donné des nouvelles des garçons. Quand vous êtes partis ils étaient encore petits, et maintenant, dites-vous, ils sont plus costauds que leur père. Est-ce que vous avez la photo, au Donjon, où je suis sur le divan avec Kolia dans mes bras quand il avait à peu près deux ans ? Maintenant c'est lui qui pourrait me tenir sur ses genoux. J'espère vraiment que Micha et lui réussiront à terminer leurs études supérieures. J'avais entendu dire il y a assez longtemps que tout le monde devait faire un stage de travail en usine. Dans le cadre de l'éducation de la jeunesse, je trouve cette mesure très raisonnable. Souvent les jeunes qui n'ont pas connu de vrai travail - un vrai jour de travail - tournent mal et deviennent insensibles aux souffrances des autres, et ils peuvent sombrer dans la délinquance. Mais il est tout aussi évident qu'une telle mesure, bénéfique à l'échelle d'un État, peut s'avérer parfois néfaste pour des cas particuliers, parce qu'elle interrompt les études au moment le plus important, celui où l'organisme de l'homme est le plus apte à apprendre.
Quoi qu'il en soit, ne vous affligez pas, ni vous ni Kolia, si un temps précieux devait quand même être perdu. Moralement, Kolia sera toujours gagnant s'Il est attentif à l'HOMME, à tous les hommes. S'il apprend par sa propre expérience au prix de quelles souffrances est gagné le « pain quotidien », il acquerra un cœur sensible aux besoins des gens. J'ai tellement aimé vos garçons qu'à présent j'éprouve une grande joie à revivre, par la pensée, ces jours lointains. Maintenant, par exemple, je revois comme si c'était hier Kolia en train de se mettre debout pour la première fois, d'éclater d'un rire TRIOMPHANT, tout heureux de sa victoire[1]. Que cela lui serve d'exemple: il doit, maintenant comme alors, se lever victorieusement, c'est-à-dire passer de la position horizontale propre aux animaux à la position verticale propre à l' HOMME. Le mot grec anthropos signifie: « celui qui regarde vers le haut ». J'aime aussi le mot tchelovek (l'homme, en russe) si on l'interprète de la façon suivante: tchelo (le front), c'est l'image de l'intelligence, vek (le siècle) c'est l'éternité. Autrement dit: «l'intelligence éternelle». En effet, la caractéristique d'une âme vivante est qu'elle sait que la mort est impossible à l'homme; qu'il ne «mourra pas tout entier», et qu'un certain côté de son être “échappera à la corruption[2]». C'est ainsi que je me représente toujours Kolia.
Je suis vraiment très content pour Micha. Mais je suis impressionné : quel géant! surtout si on le compare à sa maman, petite et mince. Transmettez à tous les deux mon amour et ma bénédiction. Quand vous écrirez à Véra, dites-lui que je l'aime comme avant. Comme elle était jolie! L'est-elle toujours?
votre lettre m'a donne une idée : avez-vous un magnetophone ? Je pourrais enregistrer un disque, c'est-a-dire une bande, et vous l'envoyer. Mais de quoi voudriez-vous que je parle? Voyez si c'est possible de vous faire parvenir ce genre de choses. lci, bien sûr, c'est une forme de correspondance. Beaucoup de gens envoient des bandes a leurs amis et a leurs proches, et ainsi leur permettent d'entendre des conversations enregistrées sur le vif. [...] Je vous enverrai ma photo quand j'en aurai une plus ou moins supportable. Tout le monde me photographie sous toutes Jes coutures, mais moi je ne reçois ces photos que très rarement et elles sont presque toujours incroyablement mauvaises. J'ai toujours envie de casser les miroirs qui me montrent a moi-même, tout en me rappelant le dicton : « pourquoi s'en prendre au miroir si on a le nez de travers?» Si Dieu nous prête vie, nous nous reverrons, soit ici, soit chez vous. lci tout va bien, grâce a Dieu. Bien sûr, je vieillis et je perds mes forces, mais vu mon âge, c'est encore supportable. Nous avons un bel hiver, il fait doux. Le jardin est encore presque entièrement vert bien que les feuilles aient commencé a tomber il y a déjà un mois. II y a souvent des jours ensoleillés, transparents. Et cette année nous avons eu le plus bel été que je me rappelle, aussi bien en France qu'ici. Vous êtes quand même plus jeune que moi. Vous devez vous rétablir. J' attends avec impatience votre prochaine letter avec de meilleures nouvelles.
Transmettez au Père mon indéfectible amour. Dites-lui que j'ai eu recemment la visite de Leon Zander[3]. Je ne suis pas allé à l'étranger cette année. Comme vous le voyez, je commence à sauter du côq a l'âne. Alors je m'arrête d'écrire. Je sais que vous aimez le Seigneur. Et même, que vous m'aimez. Et vous savez que je vous aime, comme toujours, très fort.
Votre TATI.
Référence:
Lettres à des amis proches. Archimandrite Sophrony. Cerf.2013.
[1] Avant sa venue en France, le père Sophrony n'avait jamais eu l'occasion d'être en contact avec de petits enfants. Il a vu grandir les fils du père Boris avec affection et intérêt, Le fils cadet a fait ses premiers pas en sa présence, et il s'en est toujours souvenu.
[2] Les deux citations sont tirées du poème de Pouchkine (et de celui d'Horace qui en est la source) Exegi nionumentum (NdT).
[3] . Philosophe, theologien, membre dirigeant de I' ACER.