Saturday, March 4, 2023

Un monastère paroissiale.
Saint Sophrony l'Athonite.

  

12 janvier 1970.

Que la paix soit avec vous !

Saint Sophrony avec les pères
de sa communauté monastique.

        Mes chers ... vous tous, les douze qui êtes sur la photographie. Un grand merci pour vos lettres et pour les trois photographies. J'éprouve toujours une telle joie en recevant vos lettres! La nouvelle que vous êtes tous vivants m'est si précieuse! Chaque jour je crie vers le Seigneur qu'Il vous garde. Combien de fois ai-je reçu de vous des nouvelles alarmantes! Vous n'allez pas me croire, mais parfois je n'arrivais pas à vous écrire - uniquement parce que je craignais de tomber dans un mauvais moment en vous racontant que j'allais bien ainsi que ma famille. Je ne peux jamais parler de «toute» ma famille, parce qu'elle change avec le temps. De plus, on peut compter comme membres de ma famille un assez grand nombre de personnes qui ont essaimé en divers endroits, en formant des familles indépendantes. Donc, si je parle de ma famille en la limitant à ceux qui ont la même adresse que moi, alors, ces dernières années, j'ai souvent été satisfait de voir qu'ils s'entendaient bien et avaient l'air heureux. En ce moment nous sommes dix. Mais aux repas de midi nous ne sommes presque jamais seuls. C'était particulièrement le cas l'été passé. La maison était pleine. Nous étions 20, 25,30 et même plus à table. Et le dimanche, 50, 70,90 et plus. Comme nous sommes peu nombreux pour accueillir tout ce monde, nous laissons d'habitude toutes les portes ouvertes pour tous les arrivants parmi lesquels il y en a qui viennent pour la première fois, et ceci presque à chaque dimanche, et nous laissons toute cette masse de gens s'arranger comme s'ils étaient chez eux. Les premières années, il arrivait qu'il y ait des malentendus, et nous nous fatiguions beaucoup. Mais ensuite il y a eu une « sélection naturelle », et maintenant ceux qui aiment venir chez nous nous aident par leur présence, parce que pour eux notre maison est en quelque sorte devenue la leur.

On peut penser que c'est bien comme cela que devrait se dérouler la vie de chaque petite église paroissiale (pour ne pas dire domestique). Les gens se rencontrent dans la prière et ensuite dans la vie quotidienne. Les enfants aiment beaucoup que leurs anniversaires soient fêtés chez nous. A cette occasion la cérémonie est souvent avancée ou reculée de deux ou trois jours pour coïncider avec un dimanche ou une autre fête. À ces occasions je dois couper un immense gâteau et le partager en dizaines de parts, faire des morceaux ...

Saint Sophrony avec la
“paroisse” du monastère.

        Quoi qu'il en soit, je sens de plus en plus que je suis vieux. Je le ressens particulièrement le matin, au réveil, quand j'ai du mal à parler tant ma voix est faible. Plus mon âge dépasse, contre toute attente, tout ce que l'on pouvait espérer, et plus j'ai naturellement conscience qu'il est temps pour moi de partir. [ ... ] Par contre, j'ai dans ma vieillesse la consolation de voir qu'un grand nombre de gens ont reçu à travers moi un nouvel espoir, une nouvelle énergie, un nouveau sens à leur vie et même une inspiration nouvelle. Et cela est précieux. Il est bon de voir que beaucoup nous prennent en affection pour cela. Parmi eux, il y a des représentants d'au moins quatre générations, et même, pour un petit nombre, on peut parler de cinq.

Vous voyez, contrairement à mon habitude, j'ai beaucoup parlé de moi et de notre vie. Notre communauté s'est développée dans beaucoup de domaines, y compris matériel. Ces dernières années nous avons construit deux maisons. L'une n'est pas très grande, 18 mètres de long pour 6 à 7 de large : c'est l'atelier d'iconographie. Il est éclairé depuis le haut comme un atelier de peintre, c'est presque l'idéal. L'autre maison est pour les sœurs et pour les visiteuses. Avec tout le confort moderne : chauffage automatique, deux salles de bains...

Mais malgré cela les exigences de la vie croissent plus vite que les possibilités de les satisfaire. D'autant plus qu'il faut donner aux frères nouvellement arrivés une formation supérieure - théologique, bien sûr. Pour la moitié d'entre eux, ils sont arrivés après avoir fait des études supérieures, mais pas en théologie. Or cette préparation est exigée par notre époque. Si nous sommes moins instruits que n'importe quels «savants» (pardonnez l'expression), alors ces «savants» nous étoufferont facilement.

Oh, c'est un vieux et grand problème: d'un côté, la culture de l'esprit et du cœur, de l'autre, celle du cerveau - avec «atrophie du cœur». Cette atrophie du cœur est si terrible à voir qu'on est horrifié lorsqu'on rencontre ces sauvages et ces meurtriers, qui pourtant se sentent supérieurs. L'échelle des valeurs est renversée, ce qui conduit à des guerres incessantes et à des effusions de sang impitoyables, toujours justifiées par des fins élevées. Pour définir ces valeurs nous employons les mêmes mots, mais en profondeur il y a des différences fondamentales dans la compréhension qu'on en a, ou dans l'application qu'on en fait dans la vie. Presque toujours c'est la liberté à sens unique.

“À ces occasions je dois couper un immense gâteau et le partager en dizaines de parts, faire des morceaux...”
(monastère Saint Jean-Baptiste. Douma. 2023)

Notre position est d'affirmer l'idée qu'on doit absolument refuser la propension à surpasser ou à dominer qui que ce soit ou de posséder des richesses matérielles: sinon on perd le droit de communiquer avec les humiliés et offensés. Mieux vaut la pauvreté volontaire que l'enrichissement obtenu par la violence faite à son frère. Mieux vaut mourir dans «l'insignifiance sociale» que de devenir célèbre en écrasant les «petits». Mieux vaut ne pas laisser son nom dans l'Histoire que de l’y inscrire avec le sang de nos frères. Pour protéger notre petite liberté, nous suivons un principe: n'attenter à la liberté de personne. Si nous n'avons pas en nous la semence de l'Esprit Saint, cette voie est tout simplement impossible. Mais la contemplation de la Vérité éternelle, c'est-à-dire du Soleil de Justice -le Christ ­implante en nous l'assurance inébranlable de notre victoire, par la force de la victoire du Christ. Dans cette vie, nous pouvons et même nous devons porter nos lourdes charges, mais dans le monde futur, la victoire est inéluctable.

Je suis terriblement content pour Micha[1] Je lui envoie mes plus chaleureuses salutations. Un grand merci à Kolia pour sa bonne lettre. Je me rappelle le petit aiglon qu'il était et je crois à sa capacité de voler haut et loin. Transmettez mon affection à Vérotchka. [ ... ]

Que Dieu vous garde pour encore beaucoup, beaucoup d'années.

 

 

VOTRE TATI QUI

vous AIME INFINIMENT.

 

Référence :

Lettres à des amis proches. Archimandrite Sophrony. Cerf.2013.



[1]  Le père Sophrony venait d'apprendre que Mikhaïl était entré au séminaire.