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Saint Sophrony l'Athonite. |
Peu après mon arrivée à Paris, je fis la
connaissance d'un Français orthodoxe, alors hiérodiacre, le Père Pierre
(L'Huillier), qui par la suite allait devenir archevêque de New-York de
l'Église orthodoxe en Amérique.
Le Père Pierre s'était rendu de nombreuses
fois en Grèce et parlait assez bien le grec. Étant donné qu'il était très
disposé envers mon pays, nous nous sommes rapprochés: en peu de temps, une
solide relation spirituelle s'est établie entre nous [ ... ]. Il relevait de la
juridiction du Patriarcat de Moscou, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir de
bonnes relations avec l'Institut [de théologie orthodoxe] Saint-Serge. De sorte
qu'il y venait régulièrement, que nous nous y rencontrions constamment et
discutions de différents sujets intéressants.
Un jour, il me demanda si je connaissais le
Père Sophrony (Sakharov). Je ne saisis pas immédiatement de qui il parlait,
mais quand il m'expliqua que c'était un hiéromoine russe qui avait longtemps
vécu sur la Sainte Montagne et résidait maintenant près de Paris, je compris de
qui il s'agissait. Je répondis que, sur l'Athos, j'avais beaucoup entendu
parler du Père Sophrony, mais que je n'avais pas eu la chance de faire sa
connaissance, parce qu'il avait quitté le Mont Athos avant que je ne m'y rende
pour la première fois. « Dans ce cas, me dit le Père Pierre, je vais veiller à
ce que tu le rencontres, car tu dois absolument le connaître». Je lui répondis
que je le souhaitais vivement. Et c'est ainsi qu'un beau jour, nous nous
rencontrâmes à la gare ferroviaire, prîmes le train et nous rendîmes à
Sainte-Geneviève-des-Bois, l'une de belles banlieues de Paris.
Descendus du train, nous poursuivîmes à
pied, jusqu'à arriver à un endroit où s'élevait un donjon médiéval, auquel
était rattachée une autre construction médiévale. C'est là que vivait le Père
Sophrony avec sa communauté.
Je devinai que le starets avait choisi un
endroit qui lui rappellerait la Sainte Montagne: un refuge médiéval à l'écart
des habitations, avec un donjon entouré de broussailles sauvages.
Nous nous
approchâmes de ces constructions, qui
bien que n'étant pas particulièrement grandes, portaient les traces du temps;
le sentiment d'abandon éprouvé ici était renforcé par l'aspect général des
bâtiments, qui étaient vétustes et délabrés",
J' étais mû par la curiosité de savoir qui
vivait dans ces constructions médiévales, face auxquelles on éprouvait la
sensation d'avoir été transporté dans une autre réalité, dans un monde datant
de plusieurs siècles.
Nous frappâmes à la porte, et un moine
d'une trentaine d'années, avec une grande barbe, nous ouvrit, nous salua
joyeusement et nous invita à entrer. C'était le Père Jérôme5, qui était
d'origine russe, mais était né à Athènes. Apparut un autre moine, grand, avec
une petite barbiche sur le menton et un visage indubitablement asiatique. Il
était plus âgé que le Père Jérôme, et on l'appelait Silouane, nom que le Père Sophrony lui avait donné en
mémoire de son starets [saint] Silouane l'Athonite. Ce moine nous conduisit
dans une grande pièce, où se trouvait le Père Sophrony.
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“Le dongon” de Saint Sophrony. Monastère Saint Jean-Baptist. Essex. Angleterre. |
Le starets, qui était de taille moyenne, ne
se distinguait exterieurement par aucune particularité, mais avait un regard
clair et tranquille et des manières aristocratiques. Il nous parla en français.
Après que le Père Pierre m'eut présenté au starets, celui-ci nous proposa de
nous asseoir dans cette modeste pièce. Nous nous assîmes et un silence se fit
durant quelques instants. Puis le starets me regarda avec son regard clair et
me demanda d'où je venais. Je répondis que j'étais de Thessalonique. Sa
question suivante, - dans laquelle on percevait une impatience à peine réfrénée
-, fut de savoir si j'avais déjà visité la Sainte Montagne.
Ma réponse, à savoir que j'y avais été à de
nombreuses reprises, que je connaissais personnellement de nombreux Pères
athonites et qu'avant de venir à Paris, j'étais allé demander la bénédiction de
l'Athos, suscita chez le starets encore plus de fébrilité. « Avec quel
monastère entretenez-vous le plus de relations?», me demanda-t-il. Je répondis
que j'étais particulièrement lié à Dionysiou, mais que je me rendais également
fréquemment dans les monastères de Saint-Paul, d'Iviron et de Saint Pantéléimon.
Mes réponses suscitèrent en lui un désir
accru d'apprendre tout ce qui concernait la vie contemporaine de la Sainte
Montagne. Il m'interrogea de maniere particulièrement détaillée à propos de
l'higoumène du monastère de Dionysiou, le Père Gabriel", qui en raison de
sa haute vie spirituelle était une figure assez respectée sur le Mont-Athos.
Sans discontinuer, le Père Sophrony me
demandait des nouvelles de différents pères athonites qu'il connaissait bien et
respectait profondément. Il m'écoutait très attentivement, et ses yeux
reflétaient la nostalgie, celée en son âme, de ce saint lieu.
Dans sa conversation avec moi, il se
souvint des années qu'il avait passées au monastère de Saint-Pantéléimon aux
côtés du starets Silouane, et par la suite au désert non loin de Nea Skiti, à
côté du monastère de Saint-Paul, dont il était le confesseur communautaire. Il
évoqua le Père Gérasime (Ménagias)", un moine remarquable de ce dernier
monastère, autrefois savant-chimiste en [Suisse], et avec lequel il avait des
conversations spirituelles inoubliables.
Le souvenir de l'Athos emplit l'âme du
starets d'une nostalgie spirituelle pour un monde, dont, selon lui, il ne
pourrait plus trouver d'équivalent dans sa vie.
Parmi les raisons qui l'avaient obligé à
quitter la Sainte Montagne, il y avait son désir de publier un livre sur son
starets, [saint] Silouane, et de le transmettre au monde occidental, autrement
dit, de faire largement connaitre la spiritualité et la sainteté de ce grand
homme. À l'époque où j'ai rencontré le Père Sophrony, ce travail était diffusé
sous la forme d'une grossière édition ronéotypée. C'était la première édition,
réalisée à la hâte, la première approche de cette description expérimentée de la
spiritualité qui, par la suite, est devenue accessible à des millions de
lecteurs (quand le livre est sorti en milliers d'exemplaires).
Ce livre constituait un regard nouveau et
frais sur la tradition spirituelle orthodoxe, découvrant toute sa richesse inépuisable
et infinie. Avant ma rencontre avec le père Sophrony, je ne connaissais pas son
livre, parce qu'il n'était pas encore vendu dans les librairies, et était
diffusé seulement en petite quantité d'exemplaires, de la main à la main. Mais
lors de notre visite au [père Sophrony], je l'ai entendu pour la première fois
parler de son propre starets, et affirmer que le but de sa vie était de faire
connaître la spiritualité de [saint] Silouane au monde moderne.
Pendant que nous nous trouvions avec le
starets, je le regardai avec enthousiasme et gratitude, parce que le parfum
spirituel qui émanait de lui me transportait dans l'atmosphère bien-aimée de la
Sainte Montagne et ravivait dans ma mémoire les images des révérends Pères que
j'y connaissais.
Le starets Sophrony était un véritable
athonite, au même titre que l'évêque Cassien et le Père Basile (Krivochéine).
La sainte Montagne crée un type particulier
de spiritualité monastique, parce qu'elle constitue une communauté séculaire
avec ses propres règles spirituelles. Ces règles existent et fonctionnent sous
une forme qui fut façonnée par une expérience ascétique de nombreux siècles,
qui s'enracine dans les préceptes des pères-anachorètes et est attestée par les
exploits de ceux-ci, couronnés par la prière du cœur. L'invocation du Nom divin
de Jésus, opérée par les moines sur la Sainte Montagne, remplit ce lieu de Sa
félicité divine, chasse des démons et unit toute la fraternité athonite en une
communauté spirituelle de priants. C'est de cette communauté que provenait le
starets Sophrony, qui jusqu'à la fin de la vie resta un athonite et transmit
l'esprit de ce saint lieu à sa propre communauté.
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Saint Sophrony célébrant la Divine Liturgie. |
À côté de lui, j'avais la sensation de
n'être jamais parti du Mont-Athos. Nous évoquions les moines, les monastères,
les événements de l'histoire moderne de la Sainte Montagne, les détails de la
vie athonite. Le starets en parlait avec une nostalgie évidente, relatait ce
qu'il avait éprouvé et qui constituait sa propre vie. Le donjon dans lequel
vivaient le starets avec le Père Silouane et le Père Jérôme me rappelait le
traditionnel kellion athonitet! avec son ancien (geronda) et ses disciples.
Nous rendîmes visite une seconde fois au
starets Sophrony le 17 juin 1955. Nous revécûmes les mêmes moments spirituels
que la fois précédente. Je ressentis à nouveau ce que j'éprouvais souvent sur
la Sainte Montagne, quand je parlais avec de vieux moines, à savoir que de leur
personne émanait une certaine force spirituelle et se transmettait une
sensation de sainteté : tu te sentais comme si tu communiquais avec un
bienheureux et que sa sainteté, pour ainsi dire, t'enveloppait.
Malheureusement, nous considérions alors
que la présence de saints à côté de nous était une réalité de l'existence qui
allait de soi. Ce n'est que plus tard, quand ces saints eurent quitté cette
vie, que nous nous rendîmes compte combien nous étions loin d'avoir compris
quel don Dieu nous avait envoyés. Nous avons alors ressenti leur absence, ainsi
que le vide qui était apparu autour de nous.
C'était la même chose avec le Père
Sophrony.
Nous causions avec cet homme bienheureux et
pensions qu'il n'y avait rien d'extraordinaire au fait que de tels saints se
trouvent à côté de nous. Plus tard, nous avons compris quel trésor spirituel
nous avons perdu.
Et voici qu'une nouvelle fois, le temps
était venu de demander au starets sa bénédiction et de partir. Nous étions déjà
à la porte quand le starets nous dit : « Attendez une minute», et disparut dans
une pièce voisine. Quelques instants plus tard, il revint en tenant à la main
un livre très petit et très ancien mais très beau, avec une couverture rouge et
un estampage en or. Le starets se tourna vers moi et me donna le livre en
disant: « Prenez le en mémoire de moi». C'était un Tétra-Évangile grec imprimé
dans la ville de Ioannina en 1805 par [les ateliers de] l'imprimeur grec
renommé Nicolas Glykys. Je fus très touché. Ayant embrassé la main du starets,
je pris le cadeau précieux, que je garde chez moi jusqu'à aujourd'hui en tant
que bénédiction du starets Sophrony.
Je rencontrai pour la dernière fois le
starets Sophrony non dans son donjon, mais en un autre lieu. C'était durant la
Semaine pascale de 1956. Le Père Pierre me téléphona et me dit que le Père
Sophrony allait célébrer la Divine liturgie dans la chapelle du cimetière russe
à Sainte-Genevièvedes-Bois, et qu'il allait se rendre à cette célébration. Il
me demanda si je voulais l'accompagner. Je répondis que ce serait avec une
grande joie.
Vers le début de la Divine liturgie, nous
étions déjà sur place. Dans l'église, il y avait quelques paroissiens très
âgés. Le starets Sophrony célébrait seul. Il était littéralement hors du temps
et de l'espace. Son visage reflétait la lumière et le rayonnement spirituel,
qui me rappelait la lumière évoquée dans la Vita de saint Serge de Radonège,
quand les disciples de celui-ci, Isaac et Simon, s'étonnèrent d'avoir vu
pendant la Liturgie le saint dans le rayonnement de la lumière divine. Le
starets Sophrony éprouvait un tel état ou quelque chose de semblable, comme l'indiquait
son immersion complète dans l'atmosphère spirituelle de la Divine liturgie,
durant laquelle les Chérubins et les Séraphins concélèbrent invisiblement avec
le prêtre.
Il semblait qu'il avait totalement quitté
la réalité terrestre et vivait déjà dans la réalité véritable et céleste. La
Divine liturgie s'acheva, et les fidèles commencèrent à s'en aller l'un après
l'autre. Nous restâmes seuls avec le Père Pierre. Bientôt, de la porte du nord
du sanctuaire sortit le Père Sophrony et s'arrêta devant les Portes royales. Il
se signa et s'inclina trois fois, puis resta silencieux un certain temps, en
regardant vers le haut. Un silence tranquille et équilibré s'était installé
dans l'église. Puis le Père Sophrony s'approcha de nous et d'une voix basse, à
peine audible, proféra : « Ah, si cette Divine liturgie pouvait ne jamais
s'achever ... ».
Nous sortîmes de l'église, pleins d'un
attendrissement qui nous avait envahis à la suite de la célébration par le
starets, et de ses paroles. Je ne l'ai plus jamais rencontré en personne, mais
cela ne signifie pas qu'il soit sorti de ma vie. Ses écrits forment un
témoignage constant de sa présence spirituelle dans mon cœur. Les vifs
souvenirs que j'en avais m'ont toujours soutenu lors des moments de tristesse.
En 1987, je lui ai envoyé mon livre, dans lequel j'avais publié les œuvres
autobiographiques du starets Païsius Velitchkovsky", Le Père Sophrony me
répondit en m'adressant son propre livre remarquable Voir Dieu tel qu'Il est,
avec une inscription dédicatoire: « Au très respecté Professeur Monsieur A.-E.
Tachiaos, avec amour et de nombreuses prières. Archim. Sophrony, le 6 janvier
1988 ». Ce livre constitue le prolongement de la tradition ascetique et
spirituelle du monachisme athonite russe, sous la forme qui fut brillamment
personnifiée au XXe siècle par le starets Silouane et par son disciple
également digne, le starets Sophrony. Je crois que les prières dont il a fait
mention dans la dédicace de son livre m'accompagnent durant ma vie.
Référence :
Buisson Ardent- Cahiers Saint Silouane
l’Athonite. N*25. 2019.
* Professeur à l'Université
Aristote de Thessalonique, Antoine-Émile Tachiaos (1931-2018) fut un
spécialiste renommé des relations byzantino-slaves ; son œuvre est consacrée
notamment à la
spiritualité hésychaste, aux saints Cyrille et Méthode, à saint
Païssius Velitchkovsky ainsi qu'aux manuscrits slaves du Mont-Athos. La revue
Buisson Ardent. Cahiers Saint Silouane l'Athonite a publié son étude « Silouane et le Mont Athos» (BA n06, 2000, p. 53-66). Il a
confié ses souvenirs sur l'Archimandrite Sophrony à l'association
savante « International Institute of the
Athonite Legacy», dont il était orésident d'honneur.