Saturday, May 14, 2022

Son visage reflétait la Lumière...
Souvenirs sur Saint Sophrony.(A-É Tachiaos)*

Saint Sophrony l'Athonite.

     Peu après mon arrivée à Paris, je fis la connaissance d'un Français orthodoxe, alors hiérodiacre, le Père Pierre (L'Huillier), qui par la suite allait devenir archevêque de New-York de l'Église orthodoxe en Amérique.

Le Père Pierre s'était rendu de nombreuses fois en Grèce et parlait assez bien le grec. Étant donné qu'il était très disposé envers mon pays, nous nous sommes rapprochés: en peu de temps, une solide relation spirituelle s'est établie entre nous [ ... ]. Il relevait de la juridiction du Patriarcat de Moscou, mais cela ne l'empêchait pas d'avoir de bonnes relations avec l'Institut [de théologie orthodoxe] Saint-Serge. De sorte qu'il y venait régulièrement, que nous nous y rencontrions constamment et discutions de différents sujets intéressants.

Un jour, il me demanda si je connaissais le Père Sophrony (Sakharov). Je ne saisis pas immédiatement de qui il parlait, mais quand il m'expliqua que c'était un hiéromoine russe qui avait longtemps vécu sur la Sainte Montagne et résidait maintenant près de Paris, je compris de qui il s'agissait. Je répondis que, sur l'Athos, j'avais beaucoup entendu parler du Père Sophrony, mais que je n'avais pas eu la chance de faire sa connaissance, parce qu'il avait quitté le Mont Athos avant que je ne m'y rende pour la première fois. « Dans ce cas, me dit le Père Pierre, je vais veiller à ce que tu le rencontres, car tu dois absolument le connaître». Je lui répondis que je le souhaitais vivement. Et c'est ainsi qu'un beau jour, nous nous rencontrâmes à la gare ferroviaire, prîmes le train et nous rendîmes à Sainte-Geneviève-des-Bois, l'une de belles banlieues de Paris.

Descendus du train, nous poursuivîmes à pied, jusqu'à arriver à un endroit où s'élevait un donjon médiéval, auquel était rattachée une autre construction médiévale. C'est là que vivait le Père Sophrony avec sa communauté.

Je devinai que le starets avait choisi un endroit qui lui rappellerait la Sainte Montagne: un refuge médiéval à l'écart des habitations, avec un donjon entouré de broussailles sauvages.

Nous nous approchâmes de ces constructions, qui bien que n'étant pas particulièrement grandes, portaient les traces du temps; le sentiment d'abandon éprouvé ici était renforcé par l'aspect général des bâtiments, qui étaient vétustes et délabrés",

J' étais mû par la curiosité de savoir qui vivait dans ces constructions médiévales, face auxquelles on éprouvait la sensation d'avoir été transporté dans une autre réalité, dans un monde datant de plusieurs siècles.

Nous frappâmes à la porte, et un moine d'une trentaine d'années, avec une grande barbe, nous ouvrit, nous salua joyeusement et nous invita à entrer. C'était le Père Jérôme5, qui était d'origine russe, mais était né à Athènes. Apparut un autre moine, grand, avec une petite barbiche sur le menton et un visage indubitablement asiatique. Il était plus âgé que le Père Jérôme, et on l'appelait Silouane,  nom que le Père Sophrony lui avait donné en mémoire de son starets [saint] Silouane l'Athonite. Ce moine nous conduisit dans une grande pièce, où se trouvait le Père Sophrony.

“Le dongon” de Saint Sophrony. Monastère
Saint Jean-Baptist. Essex. Angleterre.

Le starets, qui était de taille moyenne, ne se distinguait exterieurement par aucune particularité, mais avait un regard clair et tranquille et des manières aristocratiques. Il nous parla en français. Après que le Père Pierre m'eut présenté au starets, celui-ci nous proposa de nous asseoir dans cette modeste pièce. Nous nous assîmes et un silence se fit durant quelques instants. Puis le starets me regarda avec son regard clair et me demanda d'où je venais. Je répondis que j'étais de Thessalonique. Sa question suivante, - dans laquelle on percevait une impatience à peine réfrénée -, fut de savoir si j'avais déjà visité la Sainte Montagne.

Ma réponse, à savoir que j'y avais été à de nombreuses reprises, que je connaissais personnellement de nombreux Pères athonites et qu'avant de venir à Paris, j'étais allé demander la bénédiction de l'Athos, suscita chez le starets encore plus de fébrilité. « Avec quel monastère entretenez-vous le plus de relations?», me demanda-t-il. Je répondis que j'étais particulièrement lié à Dionysiou, mais que je me rendais également fréquemment dans les monastères de Saint-Paul, d'Iviron et de Saint ­Pantéléimon.

Mes réponses suscitèrent en lui un désir accru d'apprendre tout ce qui concernait la vie contemporaine de la Sainte Montagne. Il m'interrogea de maniere particulièrement détaillée à propos de l'higoumène du monastère de Dionysiou, le Père Gabriel", qui en raison de sa haute vie spirituelle était une figure assez respectée sur le Mont-Athos.

Sans discontinuer, le Père Sophrony me demandait des nouvelles de différents pères athonites qu'il connaissait bien et respectait profondément. Il m'écoutait très attentivement, et ses yeux reflétaient la nostalgie, celée en son âme, de ce saint lieu.

Dans sa conversation avec moi, il se souvint des années qu'il avait passées au monastère de Saint-Pantéléimon aux côtés du starets Silouane, et par la suite au désert non loin de Nea Skiti, à côté du monastère de Saint-Paul, dont il était le confesseur communautaire. Il évoqua le Père Gérasime (Ménagias)", un moine remarquable de ce dernier monastère, autrefois savant-chimiste en [Suisse], et avec lequel il avait des conversations spirituelles inoubliables.

Le souvenir de l'Athos emplit l'âme du starets d'une nostalgie spirituelle pour un monde, dont, selon lui, il ne pourrait plus trouver d'équivalent dans sa vie.

Parmi les raisons qui l'avaient obligé à quitter la Sainte Montagne, il y avait son désir de publier un livre sur son starets, [saint] Silouane, et de le transmettre au monde occidental, autrement dit, de faire largement connaitre la spiritualité et la sainteté de ce grand homme. À l'époque où j'ai rencontré le Père Sophrony, ce travail était diffusé sous la forme d'une grossière édition ronéotypée. C'était la première édition, réalisée à la hâte, la première approche de cette description expérimentée de la spiritualité qui, par la suite, est devenue accessible à des millions de lecteurs (quand le livre est sorti en milliers d'exemplaires).

Ce livre constituait un regard nouveau et frais sur la tradition spirituelle orthodoxe, découvrant toute sa richesse inépuisable et infinie. Avant ma rencontre avec le père Sophrony, je ne connaissais pas son livre, parce qu'il n'était pas encore vendu dans les librairies, et était diffusé seulement en petite quantité d'exemplaires, de la main à la main. Mais lors de notre visite au [père Sophrony], je l'ai entendu pour la première fois parler de son propre starets, et affirmer que le but de sa vie était de faire connaître la spiritualité de [saint] Silouane au monde moderne.


Pendant que nous nous trouvions avec le starets, je le regardai avec enthousiasme et gratitude, parce que le parfum spirituel qui émanait de lui me transportait dans l'atmosphère bien-aimée de la Sainte Montagne et ravivait dans ma mémoire les images des révérends Pères que j'y connaissais.

Le starets Sophrony était un véritable athonite, au même titre que l'évêque Cassien et le Père Basile (Krivochéine).

La sainte Montagne crée un type particulier de spiritualité monastique, parce qu'elle constitue une communauté séculaire avec ses propres règles spirituelles. Ces règles existent et fonctionnent sous une forme qui fut façonnée par une expérience ascétique de nombreux siècles, qui s'enracine dans les préceptes des pères-anachorètes et est attestée par les exploits de ceux-ci, couronnés par la prière du cœur. L'invocation du Nom divin de Jésus, opérée par les moines sur la Sainte Montagne, remplit ce lieu de Sa félicité divine, chasse des démons et unit toute la fraternité athonite en une communauté spirituelle de priants. C'est de cette communauté que provenait le starets Sophrony, qui jusqu'à la fin de la vie resta un athonite et transmit l'esprit de ce saint lieu à sa propre communauté.

Saint Sophrony célébrant la Divine Liturgie.

À côté de lui, j'avais la sensation de n'être jamais parti du Mont-Athos. Nous évoquions les moines, les monastères, les événements de l'histoire moderne de la Sainte Montagne, les détails de la vie athonite. Le starets en parlait avec une nostalgie évidente, relatait ce qu'il avait éprouvé et qui constituait sa propre vie. Le donjon dans lequel vivaient le starets avec le Père Silouane et le Père Jérôme me rappelait le traditionnel kellion athonitet! avec son ancien (geronda) et ses disciples.

Nous rendîmes visite une seconde fois au starets Sophrony le 17 juin 1955. Nous revécûmes les mêmes moments spirituels que la fois précédente. Je ressentis à nouveau ce que j'éprouvais souvent sur la Sainte Montagne, quand je parlais avec de vieux moines, à savoir que de leur personne émanait une certaine force spirituelle et se transmettait une sensation de sainteté : tu te sentais comme si tu communiquais avec un bienheureux et que sa sainteté, pour ainsi dire, t'enveloppait.

Malheureusement, nous considérions alors que la présence de saints à côté de nous était une réalité de l'existence qui allait de soi. Ce n'est que plus tard, quand ces saints eurent quitté cette vie, que nous nous rendîmes compte combien nous étions loin d'avoir compris quel don Dieu nous avait envoyés. Nous avons alors ressenti leur absence, ainsi que le vide qui était apparu autour de nous.

C'était la même chose avec le Père Sophrony.

Nous causions avec cet homme bienheureux et pensions qu'il n'y avait rien d'extraordinaire au fait que de tels saints se trouvent à côté de nous. Plus tard, nous avons compris quel trésor spirituel nous avons perdu.

Et voici qu'une nouvelle fois, le temps était venu de demander au starets sa bénédiction et de partir. Nous étions déjà à la porte quand le starets nous dit : « Attendez une minute», et disparut dans une pièce voisine. Quelques instants plus tard, il revint en tenant à la main un livre très petit et très ancien mais très beau, avec une couverture rouge et un estampage en or. Le starets se tourna vers moi et me donna le livre en disant: « Prenez le en mémoire de moi». C'était un Tétra-Évangile grec imprimé dans la ville de Ioannina en 1805 par [les ateliers de] l'imprimeur grec renommé Nicolas Glykys. Je fus très touché. Ayant embrassé la main du starets, je pris le cadeau précieux, que je garde chez moi jusqu'à aujourd'hui en tant que bénédiction du starets Sophrony.

Je rencontrai pour la dernière fois le starets Sophrony non dans son donjon, mais en un autre lieu. C'était durant la Semaine pascale de 1956. Le Père Pierre me téléphona et me dit que le Père Sophrony allait célébrer la Divine liturgie dans la chapelle du cimetière russe à Sainte-Geneviève­des-Bois, et qu'il allait se rendre à cette célébration. Il me demanda si je voulais l'accompagner. Je répondis que ce serait avec une grande joie.

Vers le début de la Divine liturgie, nous étions déjà sur place. Dans l'église, il y avait quelques paroissiens très âgés. Le starets Sophrony célébrait seul. Il était littéralement hors du temps et de l'espace. Son visage reflétait la lumière et le rayonnement spirituel, qui me rappelait la lumière évoquée dans la Vita de saint Serge de Radonège, quand les disciples de celui-ci, Isaac et Simon, s'étonnèrent d'avoir vu pendant la Liturgie le saint dans le rayonnement de la lumière divine. Le starets Sophrony éprouvait un tel état ou quelque chose de semblable, comme l'indiquait son immersion complète dans l'atmosphère spirituelle de la Divine liturgie, durant laquelle les Chérubins et les Séraphins concélèbrent invisiblement avec le prêtre.

Il semblait qu'il avait totalement quitté la réalité terrestre et vivait déjà dans la réalité véritable et céleste. La Divine liturgie s'acheva, et les fidèles commencèrent à s'en aller l'un après l'autre. Nous restâmes seuls avec le Père Pierre. Bientôt, de la porte du nord du sanctuaire sortit le Père Sophrony et s'arrêta devant les Portes royales. Il se signa et s'inclina trois fois, puis resta silencieux un certain temps, en regardant vers le haut. Un silence tranquille et équilibré s'était installé dans l'église. Puis le Père Sophrony s'approcha de nous et d'une voix basse, à peine audible, proféra : « Ah, si cette Divine liturgie pouvait ne jamais s'achever ... ».

Nous sortîmes de l'église, pleins d'un attendrissement qui nous avait envahis à la suite de la célébration par le starets, et de ses paroles. Je ne l'ai plus jamais rencontré en personne, mais cela ne signifie pas qu'il soit sorti de ma vie. Ses écrits forment un témoignage constant de sa présence spirituelle dans mon cœur. Les vifs souvenirs que j'en avais m'ont toujours soutenu lors des moments de tristesse. En 1987, je lui ai envoyé mon livre, dans lequel j'avais publié les œuvres autobiographiques du starets Païsius Velitchkovsky", Le Père Sophrony me répondit en m'adressant son propre livre remarquable Voir Dieu tel qu'Il est, avec une inscription dédicatoire: « Au très respecté Professeur Monsieur A.-E. Tachiaos, avec amour et de nombreuses prières. Archim. Sophrony, le 6 janvier 1988 ». Ce livre constitue le prolongement de la tradition ascetique et spirituelle du monachisme athonite russe, sous la forme qui fut brillamment personnifiée au XXe siècle par le starets Silouane et par son disciple également digne, le starets Sophrony. Je crois que les prières dont il a fait mention dans la dédicace de son livre m'accompagnent durant ma vie.

 

 

Référence :

 

Buisson Ardent- Cahiers Saint Silouane l’Athonite. N*25. 2019.



* Professeur à l'Université Aristote de Thessalonique, Antoine-Émile Tachiaos (1931-2018) fut un spécialiste renommé des relations byzantino-slaves ; son œuvre est consacrée notamment à la spiritualité hésychaste, aux saints Cyrille et Méthode, à saint Païssius Velitchkovsky ainsi qu'aux manuscrits slaves du Mont-Athos. La revue Buisson Ardent. Cahiers Saint Silouane l'Athonite a publié son étude « Silouane et le Mont Athos» (BA n06, 2000, p. 53-66). Il a confié ses souvenirs sur l'Archimandrite Sophrony à l'association savante « International Institute of the Athonite Legacy», dont il était orésident d'honneur.