21 août 1957.
Saint Sophrony l'Athonite. 1958.
Chère matouchka Natacha,
que la bénédiction et la paix de Dieu
soient avec vous.
Hier j'ai reçu votre lettre (avec la photo
d'un ermite au bord de l'eau). Normalement, j'aurais dû vous écrire pour votre
fête, mais votre lettre me pousse à avancer ma réponse.
Je veux avant tout vous envoyer tous mes
vœux: et je souhaite vivement que Dieu vous accorde ce qui, en vérité, est le
bien. Je crois profondément que la bénédiction de Dieu repose sur votre maison.
Je crois profondément que toutes les prières que vous avez adressées à Dieu
pendant ces quelques années ont été entendues et que beaucoup ont été exaucées.
Elles concernaient : le père Boris, les garçons, votre petite Véra ... votre départ.
.. , etc. Il y a encore des difficultés; malgré tout - Gloire à Dieu.
Vous ne m'avez pas dit quand aura lieu la
visite que doit vous faire Sa Sainteté[1]. Je
pense que même ainsi cette lettre arrivera en retard: c'est déjà presque
septembre. Ce qui m'étonne, c'est que vous ayez tous les deux senti dans votre
cœur que quelque chose avait changé en moi. C'est vrai. Mais comment mon humeur
aurait-elle pu rester égale alors que, dix années durant, on n'a pas daigné
m'accorder la moindre réponse, la moindre attention? Naturellement, j'ai pensé
que ce n'était pas la volonté de Dieu, et que je ne devais plus agir par mes
propres forces humaines.
Si ce n'est pas la volonté de Dieu, qu'il
en soit ainsi. Mais pourquoi n'est-ce pas Sa volonté, je l'ignore absolument. Peut-être
que là-bas, tout simplement, j'y laisserais mes os, car je n'aurais pas les
conditions que nécessite ma santé. Peut-être que là-bas, je serais tout simplement
réduit au silence sans pouvoir être utile à quiconque. Vous me connaissez. Vous
savez à quel point ma formation est différente de celle qui est exigée là-bas.
Je n'ai pas une grande capacité de travail; en ce qui concerne ce que je n'ai
pas l'habitude de faire, c'est indubitable (si l'on m'avait demandé de servir
l'Eglise d'une autre façon). C'est ainsi que mon élan a été brisé, parce qu'on
n'a pas daigné m'accorder la moindre attention pendant ces dix ans de demandes
et de prières, les plus ardentes et les plus respectueuses : orales, écrites,
directes ou par le biais d'autres personnes - celles qui par exemple sont
allées en Russie ces trois dernières années. Et je ne parle pas de toutes les
requêtes personnelles que j'ai adressées à tous nos exarques. Vous savez bien
que j'ai été fidèle à mon Église pendant toutes mes années de « pérégrination
dans le désert» (bientôt déjà quarante ans). Par contre, les autorités ont
favorisé ceux qui ont souvent tourné le dos à l'Église et l'ont combattue, et
qui sont à présent arrivés sans porter en eux les aspirations dont nous avons
vécu et nous vivons encore. La Providence de Dieu est étrange, mais c'est
ainsi. Ce n'est pas à vous de me le dire...
Ainsi, j'ai perdu courage. En un certain
sens, j'ai perdu espoir et je n'attends plus rien en cette vie. Ici, en raison
de ma fidélité envers notre Eglise, toutes les portes se sont fermées devant
moi. Là-bas aussi, la porte est fermée. Dieu, qui est le seul à savoir, le seul
à connaître les secrets du cœur, me jugera après ma mort; mais moi, je
n'attends déjà plus rien des gens, même dans le cadre de l'Église. Toute ma vie
en sa totalité n'est qu'une série de pertes, de malchances et d'échecs. Et si je
n'avais pas devant moi l'image du Christ (le Christ, dans sa vie terrestre, au
tout dernier jour, sur le Golgotha, n'a vu auprès de lui que sa Mère et Jean,
ce qui est le plus terrible de tous les échecs dans l'histoire du monde), je
désespérerais non seulement de mes relations avec les gens mais aussi de moi
sur le plan de l'éternité. Pourtant maintenant, me tenant devant le Christ, je
peux garder en moi un espoir d'une autre nature.
Ce qui en résulte sur le plan humain, c'est
que je me plains exagérément. Oui, je me plains. Mais c'est parce que je suis
incurable: je désire de tout mon cœur voir le monde meilleur qu'il ne se
présente actuellement à mes yeux.
Je vous écris cette lettre après notre
Liturgie dans la petite chapelle. Les gens qui y viennent sont heureux de
pouvoir assister aux offices. Mais nul ne devine le prix que je paye chaque
jour. Personne ne sait que mon cœur a déjà oublié ce que c'est que la joie.
Je pensais vous envoyer une photo de la
chapelle, mais je n'en ai pas encore. Quelqu'un en a pris deux, mais elles sont
ratées. La chapelle est petite et sombre (les murs sont peints en marron et le
plafond en bleu-vert foncé). L'iconostase est simple, en bois, fabriquée avec
des lattes passées au brou de noix. L'éclairage est tout juste suffisant pour
lire. Mais nous l'avons voulu ainsi pour faciliter la célébration de nos vêpres
avec le chapelet. Pour que chacun se sente un peu caché des autres, afin de
rendre la prière plus facile. Et cette solution purement pratique a créé un
petit lieu de prière où beaucoup se sentent bien.
Essayez de trouver au fond de votre cœur le
sens qu'il faut donner au cri que j'élève. Et d'en conclure ce qu'il faudrait
dire à mon sujet à Sa Sainteté.
J'envoie tout mon amour au Père. J'envoie
aussi mon amour et ma bénédiction à votre petite Véra, à Michouk et à Kouka. Dites
à tous que je pense à eux. En fait, personne ne m'est plus proche et plus cher que
vous.
Référence:
Lettres à des amis proches. Archimandrite
Sophrony. Cerf. 2013.
[1] En 1957 on attendait à Kherson la visite de Sa Sainteté le patriarche
Alexis, et le père Sophrony espérait que le père Boris pourrait l'entretenir de
son éventuel transfert en URSS - ce qu'il souhaitait depuis longtemps. Ces
années étaient délicates pour l'Église: les autorités avaient lancé contre elle
une nouvelle vague de persécutions. Il est difficile de dire maintenant ce
qu'en pensait le Patriarche, avec lequel le père Boris a maintes fois abordé ce
sujet. Peut-être protégeait-il le père Sophrony, mais quoi qu'il en soit ce
dernier ne fut pas autorisé à rentrer en URSS.