Intervention finale du P. Elias au Congrès
des Abbés Bénédictins à Rome (19 septembre - 2 octobre 1973).
L'Archimandrite Elias Morcos à Rome. |
Le rôle d’un observateur est d’observer, aurait dit Monsieur de la Palisse! mais encore, paraît-il, de faire observer: ce qui est plus difficile! Non seulement à cause des hommes, mais aussi à cause du manque de temps…
Je serais donc aussi bref que possible, mais si je ne suis pas très,
très bref, c’est que j’ai deux excuses: la première, que j’ai été plutôt
silencieux durant le Congrès, et le Père Abbé Primat me l’a reproché
discrètement; et la seconde, que c’est la première fois que des observateurs
orthodoxes prennent la parole dans un Congrès bénédictin.
Je
remercie d’abord, de tout cœur, le Révérend Père Abbé Primat de m’avoir invité
si aimablement à assister comme observateur orthodoxe à ce Congrès vénérable
qui m’a ouvert beaucoup d’horizons. Je remercie aussi tous les Révérends Pères
et Frères qui se sont donnés de la peine pour nous durant tout notre séjour
ici.
Voici mes impressions positives d’abord (quoi
que tout se mêle en général):
Je dis cela parce que le champ œcuménique
aussi me paraît ici concerné: une sorte d’osmose discrète et patiente
s’opèrerait à travers les contacts fréquents et répétés des Églises séparées,
aboutissant peu à peu – comme l’a montré admirablement Mgr. Moeller dans son
exposé, malgré certains points de durcissement encore dressés ou qui traînent
encore sur la route — à un rapprochement graduel en profondeur.
L'Archimandrite Elias(Frère Marcel) dans une conférence. |
Je ferai observer maintenant que prier
ensemble favorise le plus le fait de l’osmose dont j’ai parlé, et que par
conséquent, il aurait été bon de prévoir une ou plusieurs liturgies orthodoxes
durant le Congrès, auxquelles auraient assisté les Abbés qui l’auraient désiré;
cela se passait ainsi dans les rencontres œcuméniques auxquelles il m’a été
donné de participer.
Une
autre remarque: le livre préparé pour le thème principal du Congrès,
“l’expérience de Dieu dans la vie monastique”, contenait une étude admirable du
P. André Louf sur le repentir, la “composition” du cœur. Or cette composition a
été à peine retenue dans les travaux du Congrès .Et pourtant c’est elle qui
“fait” le moine, pourrait-on dire. Cette repentance, sentiment douloureux mais
paisible de notre misère face à la sainteté et à la miséricorde de dieu, est la
clef de la vie du moine, pour ainsi dire, et de son expérience de Dieu Le
starets Silwan, du Mont Athos, qui est mort en 1938, vivait dans une sorte
d’enfer à cause de ses péchés, jusqu’à ce que le Christ lui apparût et lui dit:
”Garde ton esprit en enfer et ne désespère pas”.
Il
m’a semblé, d’autre part, que la manière de considérer les problèmes de la vie
monastique, la “perspective générale” du Congrès, était statique plutôt que
dynamique. Mais l’exposé final du P. Abbé Heurre a racheté un peu cela. Seule,
en effet, la conception dynamique peut rendre compte de la vie des moines, et
cela dans tous les thèmes et sous-thèmes traits au Congrès. Diadoque de
Photicé, un évêque du cinquième siècle, dit que la pauvreté (par exemple)
consiste en la volonté de se déposer avec la même ardeur que l’ont met d’ordinaire
à posséder. Le vœu de pauvreté n’est donc pas “d’être pauvre” mais de
“s’appauvrir” sans cesse, de se dépouiller, à l’image de celui qui s’est
“anéanti”, dit l’Ecriture. C’est cela le “mode de vie” monastique: un mouvement
plutôt qu’un état. Et c’est ainsi que le conçoit St. Benoît lui-même dans son
expression: “Chercher vraiment Dieu”. Toute la vie monastique est sous le signe
de cette recherche: rupture et départ. “Viens”, dit le seigneur à la Bien-aimée
du Cantique des Cantiques. “Attire-moi derrière toi et nous courrons’, lui
répond-elle.“Suis-moi, nous dit le Christ. C’est l’épectase de St. Paul:
”j’oublie ce qui est en arrière et je tends vers ce qui est en avant”. C’est le
perpétuel recommencement de St. Grégoire de Nysse, car la vie en Dieu est sans
fin.
Père Elias prenant part aux travaux quotidiens du monastère. |
Et alors à la lumière de ce mouvement intérieur sans fin le “célibat” n’est plus le vœu de ne pas prendre femme, mais de devenir “monakhos”, “monos’, unifié, un avec Dieu. “Moi et le Père nous sommes un”. L’obéissance, de son côté, est l’écoute filiale jusqu’a à la mort, ”l’Amen” du Christ. Le travail est dépassé dans le concept du “jeu”, le détachement des “serviteurs inutiles”. “ je ne vous appellerai plus serviteurs, mais amis”. La paternité, elle, est moins fraternité (comme on y a insisté au Congrès) qu’engendrement,“ enfantement”, filiation de la vie. Et le monde actuel, révolté contre le paternalisme, et comme perdu parce que sans père, a par contre besoin de vraie paternité. Quant à la solitude, elle devient ce besoin “d’émigrer” sans cesse vers Dieu selon l’expression d’Evagre le Pontique, mais en y accueillant, en Lui, tous et tout, non seulement les hommes, mais aussi la nature et les bêtes, priant, dit de Ninive, pour les reptiles et pour Satan aussi. La Règle n’est plus un ensemble de stipulations, mais comme en “filon”, une tradition vivante qui commence par St. Antoine le Grand et St. Pachôme, continue par St. Basile, St. Benoît et les autres, puis continue par nous, et se prolonge après nous par ceux qui nous suivront. La prière est le sacrifice de louange, l’expression de notre émerveillement devant la Beauté et la Sainteté de Dieu, comme aspirés par lui.”Viens vers le père”, murmurait l’Esprit en St. Ignace d’Antioche, ce même Esprit qui crie en nous: “Abba, Père”…
Mais
tout cela, tout cet exode continuel et ce continuel dépassement, cette
eschatologie qui dynamise tout – plutôt que juridicité qui immobilise tout –
cela pourtant se fait dans la stabilité, bien connue aussi de l’ordre
bénédictin. Et ici je pense à la vie de Moïse commentée par St. Grégoire de
Nysse: Moïse ayant la nostalgie de Dieu
mais ne pouvant le voir, car “l’homme ne peut voir Dieu sans mourir”, Dieu lui
met la main sur les yeux puis passe devant lui. Moïse voit Dieu par derrière,
dit l’Ecriture, il le voit passer… Mais, dans ce mouvement, Dieu l’a mis
d’abord “au creux du rocher”, dans la stabilité du Roc, car c’est seulement
dans la stabilité, dans la patience, quatrième vœu monastique qui préserve les
trois autres (quatrième clou qui maintient le moine attaché à la croix) que s’opère la
“divinisation” dont a parlé seul Mgr. Moeller. C’est seulement dans la
stabilité de la patience – demeure de l’Esprit – que se fait cette opération
“créatrice” qui transforme peu à peu l’homme et le divinise. J’ai beaucoup aimé
l’intervention de la Révérende Mère Bénédictine qui a parlé de la manière
habituelle, normale, inconsciente presque, mais saisissable par les autres, de
vivre Dieu jour après jour (ce qui exclut peut-être le phénomène
“charismatique”). St. Paul dans la deuxième aux Corinthiens évoque cette
transformation patiente et graduelle, l’homme extérieur qui tombe en ruines
jour après jour, mais l’homme intérieur qui s’accroît d’un poids de gloire.
Nous qui contemplons la face du Christ comme en un miroir, sommes transformés
de gloire en gloire en cette même image. Si nous répudions du tréfonds du cœur
la malice humaine (les passions) nous devenons créature nouvelle en Christ.
“Les choses anciennes sont passées et voici, toutes choses sont nouvelles!
“C’est l’aspect sacramentel sur lequel insiste la spiritualité orientale, la
mort – résurrection progressive, vécue des ici – bas dit St. Jean Climaque.
C’est la présence pratiquement permanente de Dieu dans notre vie, ou l’anamnèse
“eucharistique“ par l’invocation du Nom du Seigneur dans la prière de Jésus –
ce nom divin qui est “ l’onction” de l’Esprit-Saint, premier sous thème dont on
a parlé au Congrès. “ Ton Nom est une huile qui s’épanche, dit le Cantique des
Cantiques, une onction épanchée. C’est le don de l’Esprit qui demeure en nous,
et jaillit de l’intérieur en prophétisme de vie vécue.
Une
dernière remarque : La Vierge Marie a été absente du Congrès. Et pourtant c’est
elle la Theotokos qui a le plus expérimenté Dieu et doit par conséquent être
notre modèle. Beaucoup de Pères de l’Église ont dit que, à son instar, nous
devons enfanter (spirituellement) le Christ…
Une
toute dernière chose, assez délicate à dire : à la manière dont le P. Abbé
Primat dirigeait le Congrès, il m’a semblé entrevoir ce que pourrait être la
papauté pour un orthodoxe: juridiquement sans pouvoir aucun, mais pratiquement
la présidence d’amour qui fait tout.
Merci.
Référence:
Archives du Monastère Saint Georges, Deir el-Harf.