Saturday, October 24, 2020

Ce Chrétien exceptionnel: Saint Sophrony l’Athonite.(3)
Archimandrite Nicholas Sacharov.

         

«le monachisme est
la pléni­tude de la vie»
         La relation, - tout tourne autour de ce concept. Si nous avons de bonnes relations, nous vivons comme si nous étions au paradis. Lorsque nos relations avec les autres sont offensantes, nous goûtons à l'obscurité de l'Enfer. La re­lation est quelque chose que nous avons hérité de Dieu: nous sommes capables d'aimer comme Dieu, de vivre comme Dieu, et de traiter les autres personnes comme Dieu le fait. C'est dans notre relation que l'image de Dieu se réa­lise. Toutes les relations, - que ce soit en famille, au travail, ou spécialement à l'église -, comportent l'amour, et où que soit l'amour, là se trouve l'image de Dieu en l'homme.

En nous tournant maintenant vers le monachisme, - j'entends le vrai monachisme-, c'est précisément cet amour pour les autres que les communautés religieuses sont destinées à réaliser par cette révélation de l'amour mutuel. En effet, dans le monachisme, cette image de Dieu, - l'amour en relation -, est d'une certaine manière mené à sa perfection, jusqu'à la plus extrême étendue possible. Nous sacrifions tout à la réalisation de ce but: apprendre à aimer. C'est pourquoi tous les vœux monas­tiques sont des vœux de renoncement à soi: renoncement à soi pour l'amour de Dieu et des autres. C'est l'autre, ce­lui que j'aime, mon frère et ma sœur, qui m'importe, pas moi, pas mon ego. Nous apprenons à nous oublier nous­-mêmes, jusqu'à déplacer toute notre at­tention vers les autres. C'est pourquoi l'amour implique toujours un sacrifice: plus le sacrifice est grand, plus l'amour est fort.

Ainsi, pour le Père Sophrony, le re­noncement et les vœux monastiques étaient non quelque chose de néga­tif et de pénible, mais le grand don et la joyeuse expression de l'amour. Dans une lettre à Balfour, le Père Sophrony affirme: «le monachisme est la pléni­tude de la vie.» Personne ne niera que le bonheur et le vrai sens de la vie se trouvent dans le service des autres. Ce mouvement, - se quitter soi-même pour aller vers les autres-, est le véritable fon­dement de l'existence. Cela signifie que la conversion existentielle vers l'Autre/ les autres (Jean 13, 34) constitue le vé­ritable fondement de l'être authentique.

En ce qui concerne l'ascèse mo­nastique, les enseignements que nous avons reçus de saint Silouane et du Père Sophrony contiennent de semblables paroles, un amour semblable. "Notre frère est notre propre vie" écrit saint Silouane. Tout comme pour chaque Personne de la Trinité, les deux autres contituent le véritable contenu de sa vie, de même pour saint Silouane toute autre personne est le contenu de sa vie. Dans la tradition monastique, nous pouvons découvrir un principe vital, à savoir que la présence de la grâce divine est, par­ dessus tout, manifestée dans l'attitude relationnelle envers les autres. « La grâce vient de toute bonne action, mais par ­dessus tout de l'amour pour nos frères humains» dit saint Silouane. Longtemps avant le Père Sophrony, maints écrivains ascétiques de l'âge patristique, saint Jean Climaque, saint Maxime, saint Dia­doque (pour n'en citer que quelques­ uns), considéraient l'amour comme la vertu suprême, le but de tous les efforts des moines.

En contemplant la Trinité, nous di­sons que le moine est appelé à réaliser à l'intérieur de lui-même le prototype divin de l'amour dans l'unité, et de l'unité dans l'amour. C'est ainsi que le Père Sophrony entendait le comman­dement du Christ: «Aime ton prochain comme toi-même.»? Cela relève d'une catégorie qui n'est ni morale ni éthique: aimer, ce n'est pas juste être gentil avec son voisin. Le monastère est un lieu où l'on apprend à sacrifier sa vie pour son prochain. Le monachisme, comme le Père Sophrony l'écrivait à David Bal­four, «est une forme de l'amour", Et il y a un nombre infini de formes et de manières de sacrifier sa vie. Et il y a éga­lement un nombre infini de moyens par lesquels nous pouvons apprendre à faire de la place à une autre personne. Le des­sein ultime de la vie monastique est d'en arriver à prier pour le monde entier, à devenir dynamiquement égal à l'huma­nité entière, exactement comme l'hypos­tase divine l'est pour la Trinité dans son intégralité".

"nous apprenons à aimer 
toute l'humanité comme notre famille."


        Je pense que le mariage est une ins­titution très similaire sous ce rapport. Car, dans le contexte de la famille, nous apprenons comment aimer notre pro­chain. C'est aussi une école d'amour. Là vous apprenez à vous sacrifier pour ceux que vous aimez, votre épouse, votre mari, vos enfants, vos parents. Le mot «famille», en russe, semya, reflète, je crois, l'intention profonde de cette étroite unité sociale: SEM YA, - UN multiplié par SEPT. En d'autres termes, nous commençons avec notre famille, mais lorsque notre amour s'élargit, nous apprenons à aimer toute l'humanité comme notre famille.

C'est à partir de là que, pour le Père Sophrony, il était d'une importance vi­tale de voir en toute communauté, et par-dessus tout dans une communauté monastique, une révélation de l'image de Dieu plus que partout ailleurs. Peu d'années avant sa mort, le Père Sophrony a composé un «testament» où il a tracé tout cc qu'il voulait que nous retenions. Ce testament résume toute sa théologie de la vie monastique.

Pour le Père Sophrony, la vie mo­nastique est une école où les «êtres» apprennent comment être vraiment «humains», comment devenir des per­sonnes. Il voulait dire que notre com­munauté est un microcosme de l'huma­nité entière. Si nous pouvons apprendre à vivre ensemble dans l'amour et l'unité juste avec une seule personne de cette communauté, nous pouvons apprendre à vivre ensemble avec des millions de personnes semblables. La communauté monastique est un point de départ à partir duquel le moine augmente peu à peu son amour, afin de pouvoir embras­ser, à la fin, toute la terre habitée. Voici ce qu'il écrit dans Mon Testament:

"La vie au sein d'une communauté monastique a pour but d'atteindre l'unité [ ... ] à l'image de l'unité de la SainteTrinité [ ... ] Au sein de cette étonnante unité, chacun, en quelque sorte, en son hypostase, est le centre de tout [ ... ] Il n'y a là ni plus grand, ni plus petit."

Le Père Sophrony voyait une mani­festation de l'image de Dieu dans cha­cune des vertus monastiques. Il faisait remarquer, en plaisantant, que l'humi­lité monastique n'était pas seulement affaire de baisser les yeux et de parler d'une d'une douce voix: non, c'est la vie en Dieu, en Christ lui-même. Mon ego, mon je est le dernier dans la com­munauté. Les autres, les autres per­sonnes sont ma vie, pas moi, pas mon je. «Tout ce qu'il a et son "moi" lui ­même, il le soumet à chacun et à tous » écrit le Père Sophrony.

Maintenant, qu'est-ce, réellement, que le vœu monastique de pauvreté? Certainement pas une abstraction ou une absence générale de propriété, mais bien au-dessus de cela, elle touche tout acte personnel. En dehors de l'amour, le moine se refuse les possessions (qu'elles soient spirituelles, matérielles, intellectuelles, etc.); au contraire, en considé­ration de ses frères, il partage avec C'est vrai aussi pour l'obéissance. Loin d'être une discipline militaire, c'est bien plus un acte d'amour.

Dans l'Occident catholique, on pense habituellement qu 'un monas­tère est structuré par l'obéissance à une certaine règle. Lorsque j'étais à Ox­ford, un des étudiants m'a demandé: « À quel ordre appartenez-vous?» J'ai répondu:" Nous n'avons pas d'ordres dans l'Église orthodoxe, nous avons un désordre, et c'est à ce désordre que je me suis relié.» En réalité, ce commentaire n'est pas loin de la vérité. Une fois, au Mont-Athos, un moine fut élu pour devenir abbé d'un monastère. Comme il était plein d'intérêt pour cette nou­velle fonction, il demanda conseil à un ancien, renommé pour son expérience, le Père Païssios. «Père, donne-moi une parole de conseil. Quel principe devrais-­je suivre pour diriger mon monastère? » À sa grande surprise, le Père Païssios lui répondit: « Garde ton monastère aussi désorganisé que possible.» Nous obéis­sons, par-dessus tout, à une autre per­sonne, non à un ensemble de règles. C'est ainsi que marche le monachisme.

C'est, en fait, un acte liturgique, lorsque nous, 
communiant à une même Coupe et à un même Corps,
 nous devenons tous Un.

        Tout, dans notre vision ascétique, acquiert un statut personnel et, en rai­son de cela, la pratique monastique de l'obéissance reçoit un fondement théo­logique nouveau. En fait, l'obéissance est une expression de l'amour. Si vous aimez quelqu'un, vous obéirez à cette personne. C'est votre désir d'accomplir la volonté de cette personne. L'obéis­sance est la manière dont l'amour se manifeste. Le principe de l'obéissance «personnelle", écrit le Père Sophrony, est indissolublement lié à notre concept de Personne, qui dérive de la manière orthodoxe de comprendre notre Pro­totype, la Sainte Trinité. Toute perte ou toute déviation de cette théologie conduirait à une avancée, consciente ou inconsciente, vers le «supra-personnel », avec le résultat que le «général» prévau­drait sur le «personnel». L'obéissance dans pareille circonstance serait prati­quée non dans la relation avec une per­sonne humaine, mais comme sujétion à une «loi », un «règlement», une «fonc­tion», une «institution », etc.

À l'époque où le Père Sophrony était encore au Mont-Athos, un ermite vint chez lui et lui demanda: «Tel et tel monastère me demandent de devenir leur abbé. L'accepterais-je?» Le Père Sophrony lui répondit: «À une seule condition: que vous mainteniez sim­plement l'ordo des offices liturgiques, laissant les frères libres [c'est-à-dire en n'intervenant pas dans leur vie]. Il suffit de prier pour eux." L'ermite repoussa l'offre.

Ces paroles peuvent paraître inhabi­tuelles à ceux qui voient la vie monas­tique d'abord comme une vie de disci­pline rigide, de règles strictes, etc. Il y a, cependant, une grande sagesse et de l'expérience derrière ces mots du Père Sophrony. Il fait une distinction entre obéissance fondée sur l'Évangile (ou évangélique) et discipline. Dans notre monachisme, l'obéissance n'est pas à une règle, mais à une personne!". C'est, par-dessus tout, le reflet de la vie, - de la vie et de l'amour de la Trinité.

Cette dimension personnelle de l'obéissance était si cruciale pour le Père Sophrony qu'il croyait même que la dis­cipline était un élément impersonnel qui pourrait arrêter le développement du potentiel hypostatique dans l'homme. Lorsque la discipline prévaut sur l'obéis­sance fondée sur l'Évangile, «il y a une possibilité », comme il dit, «de la perte finale du véritable dessein du christia­nisme et du sens de la vie".

Le Père Sophrony conclut:

« La déviation de la juste perception du principe de la Personne dans l'être de Dieu diminuera la puissance de nos efforts vers l'obéissance personnelle parfaite, ce qui est une perte qui ne peut être rachetée par aucun succès extérieur d'une institution ou par la perfection de l'infrastructure de quelque "totalité" que ce soit."

L'obéissance monastique est par es­sence différente de la discipline.

«L'obéissance monastique est un acte religieux, écrit-il, et, en tant que tel, il doit être libre ; autrement cela perdrait sa signification religieuse. L'obéissance est féconde seulement lorsqu'elle a le caractère d'un libre re­fus de sa propre volonté et de sa propre raison ... en raison du fait que l'on veut apprendre la volonté de Dieu ... Si dans le monastère l'abbé ou d'autres guides spirituels sont obligés d'user... de "dis­cipline", c'est un signe sûr du déclin du monachisme, et peut-être même de l'entière compréhension de son but et de son essence. »

À travers l'obéissance évangélique nous apprenons comment vivre la vie d'une autre personne, exactement comme nous le voyons dans la Trinité. Nous assimilons la volonté, la menta­lité, les aspirations, les expériences, etc. d'une autre personne!". Dans un autre passage, le Père Sophrony écrit: «En progressant dans l'obéissance à Dieu et au prochain, nous progressons dans l'amour: nous élargissons notre être, jusqu'à ce que nous apprenions à vivre la vie de l'Adam total, le tout de l'hu­manité comme nôtre. »

Tout le «nous» devient «un». C'est, en fait, un acte liturgique, lorsque nous, communiant à une même Coupe et à un même Corps, nous devenons tous Un. En effet, nous pouvons dire que pour le Père Sophrony la liturgie ne commence et ne finit pas simplement avec l'office. La vie monastique en communauté est liturgie par excellence. L'Unité, expri­mée dans la liturgie, devient la véritable base de notre vie ascétique quotidienne. C'est pourquoi, dans ses Paroles à la Commutuutté, le Père Sophrony in­sistait, manière de testament pour ses moines, en répétant: «Gardez la Litur­gie»; il voulait dire de garder l'unité tout au long de la vie quotidienne de telle sorte que la liturgie puisse être ac­complie là où chacun peut devenir tout à tous. Par-dessus tout, cela s'exprime de soi dans la prière: «Chacun, por­tant dans sa prière tous les membres de la Communauté, s'efforce d'accomplir ce que le commandement nous pro­pose: "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", c'est-à-dire, comme "sa propre" vie. »

Selon ses propres termes, le monas­tère est «une école de vie».


Référence:

Buisson Ardent. Cahiers Saint Silouane L’Athonite(21). La Liturgie source de vie. La Contribution du Père Sophrony à la spiritualité Orthodoxe. Père Nicolas.