«le monachisme est la plénitude de la vie» |
En nous tournant maintenant vers le monachisme, - j'entends le vrai
monachisme-, c'est précisément cet amour pour les autres que les communautés
religieuses sont destinées à réaliser par cette révélation de l'amour mutuel.
En effet, dans le monachisme, cette image de Dieu, - l'amour en relation -, est
d'une certaine manière mené à sa perfection, jusqu'à la plus extrême étendue
possible. Nous sacrifions tout à la réalisation de ce but: apprendre à aimer.
C'est pourquoi tous les vœux monastiques sont des vœux de renoncement à soi:
renoncement à soi pour l'amour
de Dieu et des autres. C'est l'autre, celui que j'aime, mon frère et ma
sœur, qui m'importe, pas moi, pas mon ego. Nous apprenons à nous oublier nous-mêmes,
jusqu'à déplacer toute notre attention vers les autres. C'est pourquoi l'amour
implique toujours un sacrifice: plus le sacrifice est grand, plus l'amour est
fort.
Ainsi, pour le Père Sophrony, le renoncement et les vœux monastiques étaient non quelque chose de négatif et de pénible, mais le grand don et la joyeuse expression de l'amour. Dans une lettre à Balfour, le Père Sophrony affirme: «le monachisme est la plénitude de la vie.» Personne ne niera que le bonheur et le vrai sens de la vie se trouvent dans le service des autres. Ce mouvement, - se quitter soi-même pour aller vers les autres-, est le véritable fondement de l'existence. Cela signifie que la conversion existentielle vers l'Autre/ les autres (Jean 13, 34) constitue le véritable fondement de l'être authentique.
En ce qui concerne l'ascèse monastique, les enseignements que nous
avons reçus de saint Silouane et du Père Sophrony contiennent de semblables
paroles, un amour semblable. "Notre frère est notre propre vie" écrit saint Silouane. Tout comme pour
chaque Personne de la Trinité, les deux autres contituent le véritable contenu
de sa vie, de même pour saint Silouane toute autre personne est le contenu de
sa vie. Dans la tradition monastique, nous pouvons découvrir un principe vital,
à savoir que la présence de la grâce divine est, par dessus tout, manifestée dans l'attitude
relationnelle envers les autres. « La grâce vient de toute bonne action, mais
par dessus tout
de l'amour pour nos frères humains» dit saint Silouane. Longtemps avant le Père
Sophrony, maints écrivains ascétiques de l'âge patristique, saint Jean
Climaque, saint Maxime, saint Diadoque (pour n'en citer que quelques uns), considéraient
l'amour comme la vertu suprême, le but de tous les efforts des moines.
En contemplant la Trinité, nous disons que le moine est appelé à
réaliser à l'intérieur de lui-même le prototype divin de l'amour dans l'unité,
et de l'unité dans l'amour. C'est ainsi que le Père Sophrony entendait le
commandement du Christ: «Aime ton prochain comme toi-même.»? Cela relève d'une
catégorie qui n'est ni morale ni éthique: aimer, ce n'est pas juste être gentil
avec son voisin. Le monastère est un lieu où l'on apprend à sacrifier sa vie
pour son prochain. Le monachisme, comme le Père Sophrony l'écrivait à David Balfour,
«est une forme de l'amour", Et il y a un nombre infini de formes et de
manières de sacrifier sa vie. Et il y a également un nombre infini de moyens
par lesquels nous pouvons apprendre à faire de la place à une autre personne.
Le dessein ultime de la vie monastique est d'en arriver à prier pour le monde
entier, à devenir dynamiquement égal à l'humanité entière, exactement comme
l'hypostase divine l'est pour la Trinité dans son intégralité".
"nous apprenons à aimer toute l'humanité comme notre famille." |
C'est à partir de là que, pour le Père Sophrony, il était d'une
importance vitale de voir en toute communauté, et par-dessus tout dans une
communauté monastique, une révélation de l'image de Dieu plus que partout
ailleurs. Peu d'années avant sa mort, le Père Sophrony a composé un «testament»
où il a tracé tout cc qu'il voulait que nous retenions. Ce testament résume
toute sa théologie de la vie monastique.
Pour le Père Sophrony, la vie monastique est une école où les
«êtres» apprennent comment être vraiment «humains», comment devenir des personnes.
Il voulait dire que notre communauté est un microcosme de l'humanité entière.
Si nous pouvons apprendre à vivre ensemble dans l'amour et l'unité juste avec
une seule personne de cette communauté, nous pouvons apprendre à vivre ensemble
avec des millions de personnes semblables. La communauté monastique est un
point de départ à partir duquel le moine augmente peu à peu son amour, afin de
pouvoir embrasser, à la fin, toute la terre habitée. Voici ce qu'il écrit dans
Mon Testament:
"La vie au sein d'une communauté monastique a pour but d'atteindre l'unité [ ... ] à l'image de l'unité de la SainteTrinité [ ... ] Au sein de cette étonnante unité, chacun, en quelque sorte, en son hypostase, est le centre de tout [ ... ] Il n'y a là ni plus grand, ni plus petit."
Le Père Sophrony voyait une manifestation de l'image de Dieu dans
chacune des vertus monastiques. Il faisait remarquer, en plaisantant, que
l'humilité monastique n'était pas seulement affaire de baisser les yeux et de
parler d'une d'une douce voix: non, c'est la vie en Dieu, en Christ lui-même.
Mon ego, mon je est le dernier dans la communauté. Les autres, les autres personnes
sont ma vie, pas moi, pas mon je. «Tout ce qu'il a et son "moi" lui même, il le soumet à
chacun et à tous » écrit
le Père Sophrony.
Maintenant, qu'est-ce, réellement, que le vœu monastique de
pauvreté? Certainement pas une abstraction ou une absence générale de
propriété, mais bien au-dessus de cela, elle touche tout acte personnel. En
dehors de l'amour, le moine se refuse les possessions (qu'elles soient
spirituelles, matérielles, intellectuelles, etc.); au contraire, en considération
de ses frères, il partage avec C'est vrai aussi pour l'obéissance. Loin d'être
une discipline militaire, c'est bien plus un acte d'amour.
Dans l'Occident catholique, on pense habituellement qu 'un monastère
est structuré par l'obéissance à une certaine règle. Lorsque j'étais à Oxford,
un des étudiants m'a demandé: « À quel ordre appartenez-vous?» J'ai répondu:" Nous n'avons pas
d'ordres dans l'Église orthodoxe, nous avons un désordre, et c'est à ce
désordre que je me suis relié.» En réalité, ce commentaire n'est pas loin de la
vérité. Une fois, au Mont-Athos, un moine fut élu pour devenir abbé d'un
monastère. Comme il était plein d'intérêt pour cette nouvelle fonction, il
demanda conseil à un ancien, renommé pour son expérience, le Père Païssios.
«Père, donne-moi une parole de conseil. Quel principe devrais-je suivre pour
diriger mon monastère? » À sa grande surprise, le Père Païssios lui répondit: «
Garde ton monastère aussi désorganisé que possible.» Nous obéissons,
par-dessus tout, à une autre personne, non à un ensemble de règles. C'est
ainsi que marche le monachisme.
C'est, en fait, un acte liturgique, lorsque nous, communiant à une même Coupe et à un même Corps, nous devenons tous Un. |
Tout, dans notre vision ascétique, acquiert un statut personnel et, en raison de cela, la pratique monastique de l'obéissance reçoit un fondement théologique nouveau. En fait, l'obéissance est une expression de l'amour. Si vous aimez quelqu'un, vous obéirez à cette personne. C'est votre désir d'accomplir la volonté de cette personne. L'obéissance est la manière dont l'amour se manifeste. Le principe de l'obéissance «personnelle", écrit le Père Sophrony, est indissolublement lié à notre concept de Personne, qui dérive de la manière orthodoxe de comprendre notre Prototype, la Sainte Trinité. Toute perte ou toute déviation de cette théologie conduirait à une avancée, consciente ou inconsciente, vers le «supra-personnel », avec le résultat que le «général» prévaudrait sur le «personnel». L'obéissance dans pareille circonstance serait pratiquée non dans la relation avec une personne humaine, mais comme sujétion à une «loi », un «règlement», une «fonction», une «institution », etc.
À l'époque où le Père Sophrony était encore au Mont-Athos, un
ermite vint chez lui et lui demanda: «Tel et tel monastère me demandent de devenir
leur abbé. L'accepterais-je?» Le Père Sophrony lui répondit: «À une seule
condition: que vous mainteniez simplement l'ordo des offices liturgiques,
laissant les frères libres [c'est-à-dire en n'intervenant pas dans leur vie].
Il suffit de prier pour eux." L'ermite
repoussa l'offre.
Ces paroles peuvent paraître inhabituelles à ceux qui voient la
vie monastique d'abord comme une vie de discipline rigide, de règles
strictes, etc. Il y a, cependant, une grande sagesse et de l'expérience
derrière ces mots du Père Sophrony. Il fait une distinction entre obéissance
fondée sur l'Évangile (ou évangélique) et discipline. Dans notre monachisme,
l'obéissance n'est pas à une règle, mais à une personne!". C'est, par-dessus tout, le reflet de la vie, - de la vie et de
l'amour de la Trinité.
Cette dimension personnelle de l'obéissance était si cruciale pour
le Père Sophrony qu'il croyait même que la discipline était un élément
impersonnel qui pourrait arrêter le développement du potentiel hypostatique
dans l'homme. Lorsque la discipline prévaut sur l'obéissance fondée sur
l'Évangile, «il y a une possibilité », comme il dit, «de la perte finale du
véritable dessein du christianisme et du sens de la vie".
Le Père Sophrony conclut:
« La déviation de la juste perception du principe de la Personne
dans l'être de Dieu diminuera la puissance de nos efforts vers l'obéissance
personnelle parfaite, ce qui est une perte qui ne peut être rachetée par aucun
succès extérieur d'une institution ou par la perfection de l'infrastructure de
quelque "totalité" que ce soit."
L'obéissance monastique est par essence différente de la
discipline.
«L'obéissance monastique est un acte religieux, écrit-il, et, en
tant que tel, il doit être libre ; autrement cela perdrait sa signification
religieuse. L'obéissance est féconde seulement lorsqu'elle a le caractère d'un
libre refus de sa propre volonté et de sa propre raison ... en raison du fait
que l'on veut apprendre la volonté de Dieu ... Si dans le monastère l'abbé ou
d'autres guides spirituels sont obligés d'user... de "discipline", c'est un signe sûr du déclin du
monachisme, et peut-être même de l'entière compréhension de son but et de son
essence. »
À travers l'obéissance évangélique nous apprenons comment vivre la
vie d'une autre personne, exactement comme nous le voyons dans la Trinité. Nous
assimilons la volonté, la mentalité, les aspirations, les expériences, etc.
d'une autre personne!". Dans un autre passage, le Père Sophrony écrit: «En
progressant dans l'obéissance à Dieu et au prochain, nous progressons dans
l'amour: nous élargissons notre être, jusqu'à ce que nous apprenions à vivre la
vie de l'Adam total, le tout de l'humanité comme nôtre. »
Tout le
«nous» devient «un». C'est, en fait, un acte liturgique, lorsque nous,
communiant à une même Coupe et à un même Corps, nous devenons tous Un. En
effet, nous pouvons dire que pour le Père Sophrony la liturgie ne commence et
ne finit pas simplement avec l'office. La vie monastique en communauté est
liturgie par excellence. L'Unité, exprimée dans la liturgie, devient la
véritable base de notre vie ascétique quotidienne. C'est pourquoi, dans ses Paroles
à la Commutuutté, le Père Sophrony insistait, manière de testament pour ses
moines, en répétant: «Gardez la Liturgie»; il voulait dire de garder l'unité
tout au long de la vie quotidienne de telle sorte que la liturgie puisse être
accomplie là où chacun peut devenir tout à tous. Par-dessus tout, cela
s'exprime de soi dans la prière: «Chacun, portant dans sa prière tous les
membres de la Communauté, s'efforce d'accomplir ce que le commandement nous propose:
"Tu aimeras ton
prochain comme toi-même", c'est-à-dire, comme "sa propre" vie. »
Selon ses propres termes, le monastère est «une école de vie».
Référence:
Buisson Ardent. Cahiers Saint Silouane L’Athonite(21). La Liturgie source de vie. La Contribution du Père Sophrony à la spiritualité Orthodoxe. Père Nicolas.