Saturday, October 17, 2020

Ce Chrétien exceptionnel: Saint Sophrony l’Athonite.(2)
Archimandrite Nicholas Sacharov.

Saint Sophrony l'Athonite.
            En cela, Père Sophrony était très fort dans la ligne et dans l'atmosphère générale de la pensée russe. Fait remar­quable, Boris Pasternak, dans ces mêmes années 1920 en était arrivé à une conclu­sion semblable. Dans son célèbre roman, Docteur Jivaco, dont certains passages ont été écrits dans les années 1910 et 1920, il pose la question: quelle a été la contribution principale du christianisme à l'histoire de la civilisation? La réponse fut «la notion de personne». Avant le Christ, il y avait des masses anonymes de gens qui souffraient, mouraient et dont les noms s'étaient évanouis dans l'oubli. L'histoire de l'Empire romain en est un bon exemple. Mais alors le Christ vient:

Dieu s'est incarné; en une de ces pauvres petites personnes. Jésus de Nazareth, par son exemple, donne à chacun de ces pauvres petits un nom et une place dans l'histoire.

L'auteur, comme Jivago lui-même, était plus intéressé par la santé de la personne que par la bonne santé de la société. La censure soviétique considéra le roman comme anti-marxiste. Les points de vue politiques de Pasternak étaient contraire à ceux des autorités soviétiques qui refusèrent de le publier.

Ainsi, pour le Père Sophrony, toute personne ainsi révélée en Christ est plus précieuse que le cosmos tout entier. Cet axiome déterminera plus tard toute la vision de la vie spirituelle du Père Sophrony, ct spécialement celle de la vie monastique. Une attitude toute per­sonnellc face à Dieu et aux gens est sans doute la contribution la plus importante du Père Sophrony à la théologie et à la spiritualité orthodoxe.

Je suis entré au monastère en 1989 et j'ai été immédiatement frappé par l'at­mosphère assez inhabituelle de la com­munauté. Au lieu de la rigueur, de la discipline et de la sévérité monastique, le monastère rayonnait un esprit d'amour. Dans l'une de ses «paroles à la commu­nauté », le Père Sophrony a dit: «Si dans notre vie monastique nous n'apprenons pas l'amour, alors je ne sais pas quelle justification trouver au monachisme. » Ce principe était reflété dans la manière dont les membres de la communauté entretenaient leurs relations mutuelles. C'était une atmosphère quasi-familiale. Contraste: dans la conception russe, un monastère est très fortement associé à son lieu. Pour le Père Sophrony, cependant, le monastère était par-dessus tout, non un lieu, mais des gens.

Sous ce rapport, la vision du Père Sophrony fut, pour moi, une révéla­tion théologique. Pour ma part, j'avais toujours été préoccupé par la question de l'équilibre entre personne et ins­titution. Je craignais de me trouver, comme moine, perdu dans une foule de moines, où ma personne, mes aspi­rations et mon épanouissement person­nel seraient considérés comme hors de propos, soumis à tel ou tel intérêt su­périeur de l'institution. Le monastère du Père Sophrony était différent. Il traitait chaque moine, chaque personne comme quelqu'un de plus précieux que le monde entier. Et c'est pour cela, ex­plique le Père Sophronv dans une lettre à sa sœur, que dans l'Ancien Testa­ment, Dieu ne permet pas que le peuple d'Israël soit recensé: «C'est un crime de compter les gens, comme le bétail dans un troupeau: chaque personne est unique et a une valeur absolue.» Avec chaque moine et chaque moniale le Père Sophrony maintenait une relation d'amour profondément personnelle.

Dès que j'arrivai au monastère, le Père Sophrony m'envoya dans une école de Colchester pour y apprendre l'anglais. C'était un reflet de sa théolo­gie : chaque homme, chaque personne a une valeur absolue. Le Père Sophrony n'aurait jamais permis que le «général» prévalût sur le “personnel”.

C'est ainsi que le Père Sophrony était un excellent exemple de père spirituel. Il m'ouvrit l'esprit et me fit com­prendre l'essence véritable de notre Église, - le Corps du Christ. Il ne fit jamais appel à son autorité «institution­nelle» d'abbé du monastère. Il avait l'habitude de dire: “Toute chose qui est accomplie par force, coercition ou imposition est sans valeur spirituelle: ses fruits ne survivront pas dans l'éternité. Le Royaume de Dieu est le royaume de l’amour pas du pouvoir”. Lui, comme père spirituel, se soumettait à une autorité différente, - l'autorité de l'amour. Son principe consistait à trouver la clé du cœur de chacun d'entre nous, par son amour.

Saint Sophrony avec la communauté
monastique du monastère Saint Jean-Baptiste. Essex.

        Pour moi, c'était l'incarnation même de la véritable ecclésiologic or­thodoxe. Comment comprenons-nous la hiérarchie? Comment comprenons-nous l'autorité dans l’Église? Le mot grec exousia (autorité) se trouve dans les évangiles. Son exercice a été donné aux apôtres: l'autorité, exousia; de lier et de délier, de pardonner. Mais de quelle autorité s'agit-il? (Le Diable a offert au Christ l'autorité complète sur l'univers entier, mais le Christ l'a refusée parce que, pour Lui, l'autorité signifie quelque chose de différent). Si nous comprenons l'autorité comme pouvoir ou comme force, nous ne pouvons pas expliquer l'expression qui dit que le Christ a autorisé les fidèles à devenir enfants de Dieu. Selon les évangiles, il est clair, dès lors, que l' exousia est une capacité: la capacité de devenir enfants de Dieu, la capacité de pardonner les autres du fond de son cœur (quelque chose d’inouïe dans l’ancien testament, qui enseigne “œil pour œil, dent pour dent”). Ainsi l’autorité-exousia-, dans l’Église, c’est le charisme de l’amour, non du pouvoir. Cela ne veut pas dire montrer de plus en plus haut dans l’hiérarchie, mais aller de plus en plus profond dans l’humilité, dans notre service aux frères.

 La pyramide.

Résultat: la vision distincte que le Père Sophrony avait de la hiérarchie dans l'Église était radicalement oppo­sée à la hiérarchie qui appartient à la société séculière des hommes. Dans le cas de l'autorité de l'État, nous nous représentons un président, un roi, un souverain au sommet de la pyramide. Il commande à des ministres qui lui sont subordonnés et ceux-ci à leur tour gou­vernent les autres. Mais le Christ vient renverser cette pyramide. Lui, comme Roi, est à la base, au sommet de cette pyramide inversée, portant le poids de toute l'humanité. C'est pourquoi il est appelé Pantocrator: il porte le poids de toute l'humanité par le pouvoir de son humilité, de sa patience, de son amour. Plus vous êtes proche du Christ, plus profonde est votre humilité et votre sou­mission: «Le fils de l'Homme lui-même n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude» (Marc 10,45).

Pour le Père Sophrony, par consé­quent, le critère premier du progrès spi­rituel, c'est, pour un moine, de ne pas rechercher l'autorité, de ne pas souhaiter dominer ses frères. Et cela se reflétait dans sa vision du Christ, le Christ qui ne s'imposa jamais lui-même. La vraie raison pour laquelle il usa de paraboles dans son enseignement, ce fut pour évi­ter tout commandement direct, - pour éviter pareil langage: «Je vous com­mande, je vous ordonne.» W.H. Auden avait l'habitude de dire: «Vous ne pou­vez pas dire aux gens ce qu'ils doivent faire, mais vous pouvez leur parler en pa­raboles.» Les paraboles sont anonymes: elles vous mettent en présence de la vé­rité et vous laissent absolument libres de décider vous-mêmes si vous voulez ou non suivre leur enseignement. Il en était ainsi avec le Père Sophrony, et avec son maître, saint Silouane. Ils évitaient les in­jonctions directes mais laissaient les gens libres de décider eux-mêmes ce qu'ils voulaient faire.

À mon arrivée au monastère d'Essex, je fus frappé par une énorme fresque de la Sainte Trinité dans le réfectoire. C'était une copie de la Trinité de Rou­blev, mais les paroles étaient tirées de la Bible: «Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance» (Genèse, 26, 7). Pour le Père Sophrony, la vision théologique de la Trinité fut la fonda­tion spirituelle de notre monastère: le monastère à l'image de la Trinité.

Fresque de la Sainte Trinité.

        C'est dans ce modèle de la Trinité que nous trouvons tant de choses liées directement à notre vie quotidienne. Père, Fils et Saint Esprit vivent comme un seul être, se cédant tout l'un à l'autre. « Le Père aime le Fils; il a tout remis en sa main» (Jean 3, 35). «Comme le Père en effet dispose de la vie, ainsi a-t-il donné au Fils d'en disposer lui aussi» (Jean 5, 26) et «tout le jugement, il l'a remis au Fils» (Jean 5,22). Le Fils, en guise de réponse, renvoie toute cette plénitude au Père: «moi, je vis par le Père» (Jean 6, 57); «je fais toujours ce qui lui plaît (Jean 8, 29). «Je ne fais rien de moi­même; ce que le Père m'a enseigné, je le dis» (Jean 8, 28). «Mais il faut que le monde sache que j'aime le Père» (Jean 14, 31). Et bien entendu nous nous souvenons de Jean 10, 30: «Le Père et moi, nous sommes un.» Toutes ces cita­tions sont des paroles d'amour entre les Personnes de la Trinité.

Le Père Sophrony aimait souligner que notre Dieu n'est pas le Dieu de l'islam, ni un Dieu tel qu'il est com­pris par les juifs et le judaïsme. Nous n'avons pas un Dieu qui vit enclos dans son propre ego, heureux en lui-même. Nous ne sommes pas hénothéistes, nous sommes monothéistes: notre Dieu est quelque chose de différent. Notre Dieu est la Trinité: tout en étant Un, il est aussi un Être de relation. La vraie vie de Dieu, c'est la relation trinitaire, qui est une relation d'amour.

La relation, par conséquent, est le fondement de la vie. Pour nous, en tant que chrétiens, la «relation» devient la pierre d'angle de notre spiritualité. Une telle image de Dieu est reliée à l'actua­lité de nos propres vies. Il n'y a pas de «réalité quotidienne» plus proche de nous que nos relations interhumaines.

à suivre.



Référence:

Buisson Ardent. Cahiers Saint Silouane L’Athonite(21). La Liturgie source de vie. La Contribution du Père Sophrony à la spiritualité Orthodoxe. Père Nicolas.