Saint Sophrony l'Athonite. |
Dieu s'est
incarné; en une de ces pauvres petites personnes. Jésus de Nazareth, par son
exemple, donne à chacun de ces pauvres petits un nom et une place dans
l'histoire.
L'auteur, comme
Jivago lui-même, était plus intéressé par la santé de la personne que par la
bonne santé de la société. La censure soviétique considéra le roman comme
anti-marxiste. Les points de vue politiques de Pasternak étaient contraire à ceux
des autorités soviétiques qui refusèrent de le publier.
Ainsi, pour le
Père Sophrony, toute personne ainsi révélée en Christ est plus précieuse que le
cosmos tout entier. Cet axiome déterminera plus tard toute la vision de la vie
spirituelle du Père Sophrony, ct spécialement celle de la vie monastique. Une
attitude toute personnellc face à Dieu et aux gens est sans doute la
contribution la plus importante du Père Sophrony à la théologie et à la
spiritualité orthodoxe.
Je suis entré au monastère en 1989 et j'ai été immédiatement frappé par l'atmosphère assez inhabituelle de la communauté. Au lieu de la rigueur, de la discipline et de la sévérité monastique, le monastère rayonnait un esprit d'amour. Dans l'une de ses «paroles à la communauté », le Père Sophrony a dit: «Si dans notre vie monastique nous n'apprenons pas l'amour, alors je ne sais pas quelle justification trouver au monachisme. » Ce principe était reflété dans la manière dont les membres de la communauté entretenaient leurs relations mutuelles. C'était une atmosphère quasi-familiale. Contraste: dans la conception russe, un monastère est très fortement associé à son lieu. Pour le Père Sophrony, cependant, le monastère était par-dessus tout, non un lieu, mais des gens.
Sous ce
rapport, la vision du Père Sophrony fut, pour moi, une révélation théologique.
Pour ma part, j'avais toujours été préoccupé par la question de l'équilibre
entre personne et institution. Je craignais de me trouver, comme moine, perdu
dans une foule de moines, où ma personne, mes aspirations et mon épanouissement
personnel seraient considérés comme hors de propos, soumis à tel ou tel
intérêt supérieur de l'institution. Le monastère du Père Sophrony était
différent. Il traitait chaque moine, chaque personne comme quelqu'un de plus
précieux que le monde entier. Et c'est pour cela, explique le Père Sophronv
dans une lettre à sa sœur, que dans l'Ancien Testament, Dieu ne permet pas que
le peuple d'Israël soit recensé: «C'est un crime de compter les gens, comme le
bétail dans un troupeau: chaque personne est unique et a une valeur absolue.»
Avec chaque moine et chaque moniale le Père Sophrony maintenait une relation
d'amour profondément personnelle.
Dès que
j'arrivai au monastère, le Père Sophrony m'envoya dans une école de Colchester pour
y apprendre l'anglais. C'était un reflet de sa théologie : chaque homme,
chaque personne a une valeur absolue. Le Père Sophrony n'aurait jamais permis que
le «général» prévalût sur le “personnel”.
C'est ainsi que
le Père Sophrony était un excellent exemple de père spirituel. Il m'ouvrit
l'esprit et me fit comprendre l'essence véritable de notre Église, - le Corps
du Christ. Il ne fit jamais appel à son autorité «institutionnelle» d'abbé du
monastère. Il avait l'habitude de dire: “Toute chose qui est accomplie par
force, coercition ou imposition est sans valeur spirituelle: ses fruits ne
survivront pas dans l'éternité. Le Royaume de Dieu est le royaume de l’amour
pas du pouvoir”. Lui, comme père spirituel, se soumettait à une autorité
différente, - l'autorité de l'amour. Son principe consistait à trouver la clé
du cœur de chacun d'entre nous, par son amour.
Saint Sophrony avec la communauté monastique du monastère Saint Jean-Baptiste. Essex. |
Pour moi, c'était l'incarnation même de la véritable ecclésiologic orthodoxe. Comment comprenons-nous la hiérarchie? Comment comprenons-nous l'autorité dans l’Église? Le mot grec exousia (autorité) se trouve dans les évangiles. Son exercice a été donné aux apôtres: l'autorité, exousia; de lier et de délier, de pardonner. Mais de quelle autorité s'agit-il? (Le Diable a offert au Christ l'autorité complète sur l'univers entier, mais le Christ l'a refusée parce que, pour Lui, l'autorité signifie quelque chose de différent). Si nous comprenons l'autorité comme pouvoir ou comme force, nous ne pouvons pas expliquer l'expression qui dit que le Christ a autorisé les fidèles à devenir enfants de Dieu. Selon les évangiles, il est clair, dès lors, que l' exousia est une capacité: la capacité de devenir enfants de Dieu, la capacité de pardonner les autres du fond de son cœur (quelque chose d’inouïe dans l’ancien testament, qui enseigne “œil pour œil, dent pour dent”). Ainsi l’autorité-exousia-, dans l’Église, c’est le charisme de l’amour, non du pouvoir. Cela ne veut pas dire montrer de plus en plus haut dans l’hiérarchie, mais aller de plus en plus profond dans l’humilité, dans notre service aux frères.
La pyramide.
Résultat: la
vision distincte que le Père Sophrony avait de la hiérarchie dans l'Église
était radicalement opposée à la hiérarchie qui appartient à la société
séculière des hommes. Dans le cas de l'autorité de l'État, nous nous
représentons un président, un roi, un souverain au sommet de la pyramide. Il
commande à des ministres qui lui sont subordonnés et ceux-ci à leur tour gouvernent
les autres. Mais le Christ vient renverser cette pyramide. Lui, comme Roi, est à
la base, au sommet de cette pyramide inversée, portant le poids de toute
l'humanité. C'est pourquoi il est appelé Pantocrator: il porte le poids de
toute l'humanité par le pouvoir de son humilité, de sa patience, de son amour.
Plus vous êtes proche du Christ, plus profonde est votre humilité et votre soumission:
«Le fils de l'Homme lui-même n'est pas venu pour être servi, mais pour servir
et donner sa vie en rançon pour une multitude» (Marc 10,45).
Pour le Père
Sophrony, par conséquent, le critère premier du progrès spirituel, c'est,
pour un moine, de ne pas rechercher l'autorité, de ne pas souhaiter dominer ses
frères. Et cela se reflétait dans sa vision du Christ, le Christ qui ne
s'imposa jamais lui-même. La vraie raison pour laquelle il usa de paraboles
dans son enseignement, ce fut pour éviter tout commandement direct, - pour
éviter pareil langage: «Je vous commande, je vous ordonne.» W.H. Auden avait
l'habitude de dire: «Vous ne pouvez pas dire aux gens ce qu'ils doivent faire,
mais vous pouvez leur parler en paraboles.» Les paraboles sont anonymes: elles
vous mettent en présence de la vérité et vous laissent absolument libres de
décider vous-mêmes si vous voulez ou non suivre leur enseignement. Il en était
ainsi avec le Père Sophrony, et avec son maître, saint Silouane. Ils évitaient
les injonctions directes mais laissaient les gens libres de décider eux-mêmes
ce qu'ils voulaient faire.
À mon arrivée
au monastère d'Essex, je fus frappé par une énorme fresque de la Sainte Trinité
dans le réfectoire. C'était une copie de la Trinité de Roublev, mais les
paroles étaient tirées de la Bible: «Faisons l'homme à notre image, comme notre
ressemblance» (Genèse, 26, 7). Pour le Père Sophrony, la vision théologique de
la Trinité fut la fondation spirituelle de notre monastère: le monastère à l'image
de la Trinité.
Fresque de la Sainte Trinité. |
C'est dans ce modèle de la Trinité que nous trouvons tant de choses liées directement à notre vie quotidienne. Père, Fils et Saint Esprit vivent comme un seul être, se cédant tout l'un à l'autre. « Le Père aime le Fils; il a tout remis en sa main» (Jean 3, 35). «Comme le Père en effet dispose de la vie, ainsi a-t-il donné au Fils d'en disposer lui aussi» (Jean 5, 26) et «tout le jugement, il l'a remis au Fils» (Jean 5,22). Le Fils, en guise de réponse, renvoie toute cette plénitude au Père: «moi, je vis par le Père» (Jean 6, 57); «je fais toujours ce qui lui plaît (Jean 8, 29). «Je ne fais rien de moimême; ce que le Père m'a enseigné, je le dis» (Jean 8, 28). «Mais il faut que le monde sache que j'aime le Père» (Jean 14, 31). Et bien entendu nous nous souvenons de Jean 10, 30: «Le Père et moi, nous sommes un.» Toutes ces citations sont des paroles d'amour entre les Personnes de la Trinité.
Le Père
Sophrony aimait souligner que notre Dieu n'est pas le Dieu de l'islam, ni un
Dieu tel qu'il est compris par les juifs et le judaïsme. Nous n'avons pas un
Dieu qui vit enclos dans son propre ego, heureux en lui-même. Nous ne sommes
pas hénothéistes, nous sommes monothéistes: notre Dieu est quelque chose de
différent. Notre Dieu est la Trinité: tout en étant Un, il est aussi un Être de
relation. La vraie vie de Dieu, c'est la relation trinitaire, qui est une
relation d'amour.
La relation,
par conséquent, est le fondement de la vie. Pour nous, en tant que chrétiens,
la «relation» devient la pierre d'angle de notre spiritualité. Une telle image
de Dieu est reliée à l'actualité de nos propres vies. Il n'y a pas de «réalité
quotidienne» plus proche de nous que nos relations interhumaines.
à suivre.
Référence:
Buisson
Ardent. Cahiers Saint Silouane L’Athonite(21). La Liturgie source de vie. La
Contribution du Père Sophrony à la spiritualité Orthodoxe. Père Nicolas.