Saturday, October 10, 2020

Ce Chrétien exceptionnel: Saint Sophrony l’Athonite.(1)
Archimandrite Nicholas Sacharov.

Saint Sophrony l'Athonite.

     Lorsque j'ai été invité à parler du Père Sophrony, - sur quelque aspect de sa vie ou de son œuvre, on m'a laissé le choix -, je me suis trouvé dans l'embarras: une heure, me disais-je, ne suffirait jamais pour présenter ne fût-ce qu'un aperçu général de ce qu'on pourrait dire à propos de ce chrétien exceptionnel, tout à la fois ascète, moine, théologien et pasteur.

Tout le monde sait qu'il est né en Russie à la fin du 19 siècle ; qu'après avoir abandonné une carrière artistique, il a passé vingt-deux ans au Mont-Athos Où il est devenu le disciple de saint Silouane l'Athonite; qu'après la Deuxième Guerre mondiale il est revenu en Europe et qu'en 1959 il a fondé ce qui est aujourd'hui connu comme le Monastère Saint- Jean- Baptiste, à Tolles­hunt Knights, dans l'Essex.

Je n'ai pas l'intention de creuser les profondeurs de la théologie du Père Sophrony. Je voudrais, au contraire, partager avec vous des expériences personnelles, des souvenirs, des rencontres. C'est précisément là, dans la rencontre personnelle, qu'on se révèle le plus pleinement soi-même. On peut le voir dans le Nouveau Testament: chaque rencontre personnelle du Christ est de­venue une partie de notre Évangile, de la bonne nouvelle du Salut. Il en va de même avec le Père Sophrony: son héritage est surtout constitué par les gens dont il a touché, transformé la vie. Et j'en suis, moi qui écris à présent.

Ce faisant, cependant, je vais abor­der diverses questions théologiques qui singularisent le Père Sophrony parmi les théologiens de son temps. Et c'est chose facile en l'occurrence parce que la théologie du Père Sophrony s'est développée en même temps que sa vie, à partir de son expérience vécue. Pour lui, théologie, doctrine et vie furent un tout unifié, comme il l'écrivit une fois à David Balfour.

La première fois que je rencontrai le Père Sophrony, ce fut dans des circonstances assez particulières. Cela se produisit, il y a près de trente ans, lorsqu'il rendit visite à sa famille, à Moscou, pen­dant la période soviétique. J'étais alors un jeune homme qui, comme la plupart de mes contemporains dans les pays communistes, ne croyait pas en Dieu. J’étais étudiant en musique classique au Conservatoire de Moscou.

    Lorsque je vis le Père Sophrony pour la première fois, je me rappelle de ma toute première impression. Je pen­sai: «Quel drôle d'homme! Que peut-il bien faire sur cette terre, avec ce drôle de long vêtement noir, ces longs cheveux, cette longue barbe?» Il ne me serait jamais venu à l'idée que quelques années plus tard, je me serais trouvé portant le même habit monastique. Lorsque le Père Sophrony fut revenu de son voyage au monastère d'Essex, il dit à ses moines: «J'ai rencontré quelqu'un à Moscou qui pourrait nous rejoindre plus tard. »

Saint Sophrony entre ses disciples
Nicolas et Séraphim.

 remarquable, spécialement du fait que nous n'avions absolument pas parlé de religion, - cela ne m'intéressait pas. Nous avions parlé musique; néanmoins, à travers cette conversation apparemment anodine, il avait pu «me lire» (pour ainsi dire), à travers mes intérêts, mes aspirations artistiques, en partie parce que lui-même avait une nature d'artiste. Et que ce fut un point de départ important dans son itinéraire vers Dieu.

Il avait commencé à dessiner très jeune, avant même de parler. Plus tard, ses parents se souvinrent que, enfant, il aimait s'asseoir sous la table et y dessiner des chevaux. Devenu grand, il dé­cida de se consacrer à la peinture. Nous devons nous rappeler que le début du 20 siècle, un sommet dans le développe­ment de l'art russe, fut marqué par une recherche profonde de formes nouvelles d'expression artistique. Pour tout ar­tiste, à l'époque, l'art allait de pair avec l'expérience mystique. Un critique français, J.- L. Daval, écrivit à propos de l'art russe de cette période: « L'artiste de ce temps était un prophète; son art n'était plus illustration, mais révélation ».

On pourrait dire la même chose du Père Sophrony: l'art pour lui était un moyen de découvrir la beauté éter­nelle, le mystère de chaque objet visible­ et l'idée de Dieu qui s'y trouve. Par la brosse et la couleur, il aspirait à traverser la réalité présente et le temps, et à pé­nétrer de nouveaux horizons de l'être. C'est de cette façon que son expérience mystique commença, avec son art. Et il rappelle qu'il aurait voulu perdre le sens de la réalité présente: «tomber hors du temps. » Un jour qu'il s'essayait à peindre le portrait de sa sœur Maria, il remarqua, après un certain temps, que des larmes lui coulaient sur le visage. Il lui demanda: « Qu'est-ce qui ne va pas? » Elle répondit: « Je n'en peux plus, je suis fatiguée.» Il regarda sa montre: il était en train de peindre depuis cinq heures, mais il avait le sentiment d'avoir commencé tout juste cinq minutes plus tôt.

Ainsi, dans son art, il cherchait à dépasser les barrières du temps, à pénétrer dans l'éternité. Pour lui, le symbole de l'éternité, c'était le ciel bleu. Aucun peintre n'a jamais pu peindre le ciel en rendant sa couleur bleue, vivante, transparente, au-delà de laquelle gît un grand mystère. Son esprit désira ardemment découvrir ce mystère. Son art était l'expression de son moi intérieur: comment atteindre l'éternité? Comme pour beaucoup de jeunes gens, la question de la mort dominait son esprit. L'éternité et la mort: comment peut-on résoudre ce paradoxe? Il étudia différents courants de pensée à propos de l'immortalité. «S'il Y a la mort», pensait-il, «quel est le sens de tout ce qu'on peut réaliser, de toute inspiration dans la vie? Et même si vous vivez cent ou mille ans, quoi, ensuite? » La mort semblait priver la vie de toute signification quelconque. Il ressentait, d'une manière ou d'une autre, que, intimement, profondément, l'esprit humain n'accepte pas la réalité de la mort. Ce ne nous est pas naturel de mourir. Il perdit tout intérêt pour les choses temporelles, la vie et ses réalisations. «Si je meurs» pensait-il, «tout meurt avec moi: mes expériences, mes relations avec les gens que j'aime, toutes mes joies et mes peines. Tout disparaîtra dans l'oubli éternel, comme si je n'avais jamais existé. Même Dieu, si je meurs, cesse d'exister pour moi.» Le désir d'atteindre l'éternité, d'atteindre la vie le torturait. Son âme avait soif d'être sauvée, - sauvée de l'absurdité de la mort, spécialement après la Première Guerre mondiale où il avait appris que, de manière insensée, des millions de gens avaient perdu la vie.

Un jour, alors qu'il se promenait dans le centre de Moscou, une pensée lui vint: «Tu pries le Christ? Qu'est-ce qu'il enseigne? Aime ton prochain. Ce n'est rien que de psychologique, une doc­trine morale, - comment être aimable dans cette vie. Mais cela ne te donne pas l'Éternité à laquelle tu aspires.» Léon Tolstoï avait aussi réduit l'Évangile à un code de conduite morale et rien de plus. Comment le Christ, cet homme simple de Nazareth, pourrait-il être le Principe ultime de tout ce qui existe? C'est absurde: trop limité, trop concret, trop naïf. Il n'y a qu'un esprit arriéré qui puisse vivre de telles idées. Ébranlé par cette pensée, le Père Sophrony choisit de rejeter le christianisme pour se tour­ner vers d'autres religions. La mystique orientale lui sembla une option séduisante: elle parle de Dieu, de l'Absolu divin qui transcende tout ce que l'es­prit peut concevoir, le temps, l'espace et toute limitation, comme l'identité de la personne. Comment Dieu peut-il être une personne, une réalité aussi spé­cifique, aussi concrète ? Non, les reli­gions de l'Inde connaissent un Dieu plus grand. Ce fut vers la mystique orientale que le Père Sophrony transporta l'atten­tion de son intériorité.

Saint Sophrony. 1918.
Cela peut paraître surprenant, mais ce fut sa grand-mère, Catherine, qui tenta de le retenir au sein du christianisme. En fait, elle avait une grande influence sur lui, bien qu'elle fût une simple femme issue d'une famille paysanne. Sa grand­mère, lorsqu'il était enfant, s'occupait régulièrement de lui, et ses premières expériences religieuses remontent à ce temps-là, lorsque sa grand-mère allait avec lui à l'église et y passait de nom­breuses heures en prière.

Il fut toujours attentif à ce qu'elle avait à lui dire, même en matière d'art. Une fois, elle commenta sa peinture et lui dit: «Lorsque tu peins les gens, ne les peins jamais de sorte qu'on ne puisse voir d'eux qu'un seul œil. Seule une paire d'yeux peut porter le regard, l'âme, le caractère d'une personne. Avec un seul œil, ce n'est pas une personne. » Il fut très étonné de sa sagesse.

Lorsqu'elle se rendit compte que son garçon perdait son intérêt pour le Christ et commençait à chercher du côté d'autres religions, Catherine lui dit: «Mon petit sot, ne sais-tu pas que sans le Christ l'homme n'est rien d'autre qu'une statue sans vie?» Cela peut ne paraître que de simples paroles, mais en réalité elles devinrent les fondements de la future croissance spirituelle du Père Sophrony.

Alors qu'il était encore jeune, il dé­sira pousuivre une carrière artistique et décida d'aller à Paris, la citadelle de l'art moderne. Il y arriva en 1922. Sa carrière artistique y progressa si rapidement qu'elle attira l'attention des médias français. Il exposa au Salon d'Automne et même au Salon des Tuileries", plus prestigieux, aux côtés des peintures de Renoir. Il avait son atelier à Montparnasse. En dépit de tous ces succès, les paroles de sa grand-mère ne quittèrent jamais son cœur et son esprit.

Ce fut l'art qui l'écarta du chris­tianisme, et ce fut aussi l'art qui le ra­mena au Christ. Avant de peindre quoi que ce soit, il faut étudier et connaître l'objet à représenter. On ne peut pas user d'un «type de connaissance scien­tifique» quand on parle d'art, spécia­lement si vous dessinez des portraits, car comment pouvez-vous connaître une personne? Vous devez entrer dans une relation personnelle, et la profon­deur ultime de connaissance est atteinte lorsque vous en venez à aimer cette per­sonne. Alors vous pouvez dire que vous connaissez quelqu'un. La science ne peut jamais se colleter directement à des questions comme l'amour, le caractère ct l'esthétique de l'art. Et soudain il se souvint des paroles du Christ à propos de l'amour: «Aime Dieu, aime ton pro­chain.» Ces simples mots répondirent à la question majeure: comment peut-on connaître? Comment peut-on atteindre Dieu et l'éternité?

Il n'y a pas de plus grande connais­sance que celle qui procède de l'amour. Et il n'y a pas d'amour sans relation per­sonnelle, sans personnes. Vous ne pou­vez pas «tomber amoureux» d'un objet abstrait, exactement de la même manière que vous ne pouvez pas tomber amoureux d'un Dieu abstrait, s'il n'est pas : une personne. C'est comme cela que le ; Christ remporta la victoire dans le cœur et l'esprit du Père Sophrony sur toutes les autres constructions religieuses. Le Christ- Dieu est une personne, - et il n'y a pas de vie sans état personnel. C'est alors seulement que le Père Sophrony en vint à réaliser la profondeur de la ré­vélation biblique, lorsque Dieu parla à Moïse et dit: «Je suis Celui qui suis.» Nous pouvons reformuler cela: «Ce qui vit est Je, une personne. Il n'y a pas de vie sans ce mystérieux Je.» « Je», le concret, le personnel ne nous limite pas mais est précisément l'Absolu qui em­brasse tout, qui tient tout ensemble par la puissance de son amour absolu. Le Père Sophrony réalisa la profondeur des paroles que sa grand-mère lui avait dites: «Sans le Christ, l'homme est une statue sans vie.» La question de l'état person­nel devint la pierre d'angle de sa vision théologique.

 

à suivre.

 

 

 

Référence:

Buisson Ardent. Cahiers Saint Silouane L’Athonite(21). La Liturgie source de vie. La Contribution du Père Sophrony à la spiritualité Orthodoxe. Père Nicolas.