Saint Sophrony l'Athonite. |
Tout le monde sait qu'il est né en Russie à la fin du
19 siècle ; qu'après avoir abandonné une carrière artistique, il a passé
vingt-deux ans au Mont-Athos Où il est devenu le disciple de saint Silouane
l'Athonite; qu'après la Deuxième Guerre mondiale il est revenu en Europe et
qu'en 1959 il a fondé ce qui est aujourd'hui connu comme le Monastère Saint- Jean-
Baptiste, à Tolleshunt Knights, dans l'Essex.
Je n'ai pas l'intention de creuser les profondeurs de la théologie du Père Sophrony. Je voudrais, au contraire, partager avec vous des expériences personnelles, des souvenirs, des rencontres. C'est précisément là, dans la rencontre personnelle, qu'on se révèle le plus pleinement soi-même. On peut le voir dans le Nouveau Testament: chaque rencontre personnelle du Christ est devenue une partie de notre Évangile, de la bonne nouvelle du Salut. Il en va de même avec le Père Sophrony: son héritage est surtout constitué par les gens dont il a touché, transformé la vie. Et j'en suis, moi qui écris à présent.
Ce
faisant, cependant, je vais aborder diverses questions théologiques qui
singularisent le Père Sophrony parmi les théologiens de son temps. Et c'est
chose facile en l'occurrence parce que la théologie du Père Sophrony s'est développée
en même temps que sa vie, à partir de son expérience vécue. Pour lui,
théologie, doctrine et vie furent un tout unifié, comme il l'écrivit une fois à
David Balfour.
La
première fois que je rencontrai le Père Sophrony, ce fut dans des circonstances
assez particulières. Cela se produisit, il y a près de trente ans, lorsqu'il
rendit visite à sa famille, à Moscou, pendant la période soviétique. J'étais alors
un jeune homme qui, comme la plupart de mes contemporains dans les pays communistes,
ne croyait pas en Dieu. J’étais étudiant en musique classique au Conservatoire
de Moscou.
Lorsque
je vis le Père Sophrony pour la première fois, je me rappelle de ma toute
première impression. Je pensai: «Quel drôle d'homme! Que peut-il bien faire
sur cette terre, avec ce drôle de long vêtement noir, ces longs cheveux, cette
longue barbe?» Il ne me serait jamais venu à l'idée que quelques années plus
tard, je me serais trouvé portant le même habit monastique. Lorsque le Père
Sophrony fut revenu de son voyage au monastère d'Essex, il dit à ses moines:
«J'ai rencontré quelqu'un à Moscou qui pourrait nous rejoindre plus tard. »
Saint Sophrony entre ses disciples Nicolas et Séraphim. |
remarquable, spécialement du fait que nous n'avions absolument pas parlé de
religion, - cela ne m'intéressait pas. Nous avions parlé musique; néanmoins, à
travers cette conversation apparemment anodine, il avait pu «me lire» (pour
ainsi dire), à travers mes intérêts, mes aspirations artistiques, en partie
parce que lui-même avait une nature d'artiste. Et que ce fut un point de départ
important dans son itinéraire vers Dieu.
Il
avait commencé à dessiner très jeune, avant même de parler. Plus tard, ses
parents se souvinrent que, enfant, il aimait s'asseoir sous la table et y dessiner
des chevaux. Devenu grand, il décida de se consacrer à la peinture. Nous
devons nous rappeler que le début du 20 siècle, un sommet dans le développement
de l'art russe, fut marqué par une recherche profonde de formes nouvelles
d'expression artistique. Pour tout artiste, à l'époque, l'art allait de pair
avec l'expérience mystique. Un critique français, J.- L. Daval, écrivit à propos
de l'art russe de cette période: « L'artiste de ce temps était un prophète; son
art n'était plus illustration, mais révélation ».
On pourrait dire la même chose du Père Sophrony: l'art pour lui était un moyen de découvrir la beauté éternelle, le mystère de chaque objet visible et l'idée de Dieu qui s'y trouve. Par la brosse et la couleur, il aspirait à traverser la réalité présente et le temps, et à pénétrer de nouveaux horizons de l'être. C'est de cette façon que son expérience mystique commença, avec son art. Et il rappelle qu'il aurait voulu perdre le sens de la réalité présente: «tomber hors du temps. » Un jour qu'il s'essayait à peindre le portrait de sa sœur Maria, il remarqua, après un certain temps, que des larmes lui coulaient sur le visage. Il lui demanda: « Qu'est-ce qui ne va pas? » Elle répondit: « Je n'en peux plus, je suis fatiguée.» Il regarda sa montre: il était en train de peindre depuis cinq heures, mais il avait le sentiment d'avoir commencé tout juste cinq minutes plus tôt.
Saint Sophrony. 1918. |
Il fut toujours attentif à ce qu'elle avait à lui dire, même en matière d'art. Une fois, elle commenta sa peinture et lui dit: «Lorsque tu peins les gens, ne les peins jamais de sorte qu'on ne puisse voir d'eux qu'un seul œil. Seule une paire d'yeux peut porter le regard, l'âme, le caractère d'une personne. Avec un seul œil, ce n'est pas une personne. » Il fut très étonné de sa sagesse.
Lorsqu'elle se rendit compte que son garçon perdait son intérêt pour le Christ et commençait à chercher du côté d'autres religions, Catherine lui dit: «Mon petit sot, ne sais-tu pas que sans le Christ l'homme n'est rien d'autre qu'une statue sans vie?» Cela peut ne paraître que de simples paroles, mais en réalité elles devinrent les fondements de la future croissance spirituelle du Père Sophrony.
Alors qu'il était encore jeune, il désira pousuivre une carrière artistique et décida d'aller à Paris, la citadelle de l'art moderne. Il y arriva en 1922. Sa carrière artistique y progressa si rapidement qu'elle attira l'attention des médias français. Il exposa au Salon d'Automne et même au Salon des Tuileries", plus prestigieux, aux côtés des peintures de Renoir. Il avait son atelier à Montparnasse. En dépit de tous ces succès, les paroles de sa grand-mère ne quittèrent jamais son cœur et son esprit.
Ce fut l'art qui l'écarta du christianisme, et ce fut aussi l'art qui le ramena au Christ. Avant de peindre quoi que ce soit, il faut étudier et connaître l'objet à représenter. On ne peut pas user d'un «type de connaissance scientifique» quand on parle d'art, spécialement si vous dessinez des portraits, car comment pouvez-vous connaître une personne? Vous devez entrer dans une relation personnelle, et la profondeur ultime de connaissance est atteinte lorsque vous en venez à aimer cette personne. Alors vous pouvez dire que vous connaissez quelqu'un. La science ne peut jamais se colleter directement à des questions comme l'amour, le caractère ct l'esthétique de l'art. Et soudain il se souvint des paroles du Christ à propos de l'amour: «Aime Dieu, aime ton prochain.» Ces simples mots répondirent à la question majeure: comment peut-on connaître? Comment peut-on atteindre Dieu et l'éternité?
Il n'y a pas de plus grande connaissance que celle qui procède de l'amour. Et il n'y a pas d'amour sans relation personnelle, sans personnes. Vous ne pouvez pas «tomber amoureux» d'un objet abstrait, exactement de la même manière que vous ne pouvez pas tomber amoureux d'un Dieu abstrait, s'il n'est pas : une personne. C'est comme cela que le ; Christ remporta la victoire dans le cœur et l'esprit du Père Sophrony sur toutes les autres constructions religieuses. Le Christ- Dieu est une personne, - et il n'y a pas de vie sans état personnel. C'est alors seulement que le Père Sophrony en vint à réaliser la profondeur de la révélation biblique, lorsque Dieu parla à Moïse et dit: «Je suis Celui qui suis.» Nous pouvons reformuler cela: «Ce qui vit est Je, une personne. Il n'y a pas de vie sans ce mystérieux Je.» « Je», le concret, le personnel ne nous limite pas mais est précisément l'Absolu qui embrasse tout, qui tient tout ensemble par la puissance de son amour absolu. Le Père Sophrony réalisa la profondeur des paroles que sa grand-mère lui avait dites: «Sans le Christ, l'homme est une statue sans vie.» La question de l'état personnel devint la pierre d'angle de sa vision théologique.
à suivre.
Référence:
Buisson Ardent. Cahiers Saint Silouane L’Athonite(21). La Liturgie source de vie. La Contribution du Père Sophrony à la spiritualité Orthodoxe. Père Nicolas.