Saturday, July 9, 2016

Nous sommes nous-mêmes
les bâtisseurs de notre vie éternelle.

Archimandrite Sophrony (Sakharov).

Cet entretien eut lieu en russe le lundi 2 juillet 1992, dans l'église Saint-Silouane.                
[Tous chantent:] « Roi céleste, Consolateur, Esprit de vérité, Toi qui es partout présent et qui remplis tout, Trésor des biens et donateur de vie, viens et demeure en nous, purifie-nous de toute souillure, et sauve nos âmes, Toi qui es bonté. »
   [Le Père Sophrony prie: ] «Très sainte Souveraine, Mère de Dieu, toi qui as mis au monde le Verbe du Père, Verbe plus saint que tous les Saints, demeure avec nous en cette heure, guide-nous vers la vérité tout entière et rends-nous capables d’accomplir toute œuvre bonne devant le Seigneur.
   « Grand saint Jean, Précurseur du Seigneur, par la voie du témoignage du Christ et du martyre, tu as réussi à devenir l'ami du Christ-Dieu. Nous te supplions, toi notre protecteur: ne nous abandonne pas, mais conduis-­nous aux pieds de notre Roi et de notre Dieu.
   «Saint Père Silouane, demeure immuablement auprès de nous, et aide-nous à fuir toute injustice, toute ombre de péché.»
   Voici que nous avons de nouveau notre réunion tant attendue, ce qui nous permet de surmonter l'incessante pression du monde matériel qui nous entoure, et de nous élever en esprit vers Celui qui transcende toute connaissance. Cette réunion est à la fois espérée et au-delà de toute espérance. C'est en tout cas ainsi que se passe ma vie : j'attends cha­que jour ma mort, je pense à elle chaque nuit, et elle vient souvent, se tient près de moi puis s'en va sans avoir rien fait. Profitons de ce qu'elle se comporte ainsi et poursuivons nos entretiens.

Notre esprit vient de Dieu et lui dit: «Père».
   Comme nous l'avons déjà souvent dit, la vie en Dieu est apparemment très monotone : celui qui s'efforce de vivre en chrétien de­vient l'homme d'une seule idée. Dans la gri­saille de nos activités quotidiennes, il nous faut garder cette idée spirituelle qui est liée à notre foi au Dieu éternel et au salut éternel de nous tous.
   Il y aurait tant à dire, et il y a si peu dont on peut parler! Dans mes livres, non seule­ment dans le premier mais aussi dans le second, Voir Dieu tel qu’Il est, on trouve de nombreux développements sur le thème dont je voudrais parler aujourd'hui: la liberté de l'esprit humain, créé par Dieu d'une manière incompréhensible. Nous avons l'impression que la vie spirituelle et intellectuelle prend son origine dans le corps que nous recevons de nos parents. Mais, selon sa nature, notre esprit est tout autre. Dans la mesure où nous laissons cet esprit croître en nous, nous comprenons que son origine est en Dieu. Je veux dire que nous saisissons qu'il ne provient pas de la nature, mais qu'il nous vient de Dieu. Notre être réel commence par notre existence, c'est-à-dire par notre naissance dans le corps. Puis, plus tard, vient un moment où nous prononçons le mot «liberté» et, après cela, nous prions: «Notre Père qui es aux Cieux, que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre [de nos cœurs] Comme au ciel». Crier vers notre Père éternel, voilà, à vrai dire, la seule chose pour laquelle il vaut la peine de vivre!.

Nous sommes les bâtisseurs de notre vie éternelle.
   Nous sommes chaque jour écrasés par le travail et entourés par la matière qui pèse sans cesse sur nous. Nous avons l'impression que nous n'avons pas encore reçu la vie véritable. Le Seigneur dit que le Royaume des Cieux s'acquiert par de grands labeurs, et que ceux qui font des efforts s'en emparent (cf. Mat­thieu 11, 12). Nous faisons une expérience remarquable lorsque nous entendons ces paroles dans notre cœur profond: «et ceux qui font des efforts s'en emparent ». Il s'ensuit que nous sommes nous-mêmes les bâtisseurs de notre vie éternelle. Dieu nous crée potentiellement et ensuite tout le reste se réalise: les dons de Dieu et nos recherches créées de son amour éternel.
   
   Se libérer de la pesanteur de la matière.
   C'est de cela que j'aimerais vous parler, surtout maintenant que la vie elle-même nous oblige de travailler avec des pierres, des briques, du gravier, de la terre, etc. Comment lier la vie de notre esprit à la nécessité de travailler avec des briques, de «faire des briques » (cf. Exode 5, 14)?. Cela ne va pas sans lutte. Parce que, pour nous, les choses ne vont pas toujours facilement avec Dieu. C'est plutôt rarement le cas. La plupart du temps, nous rencontrons labeurs et incompréhensions : notre étroitesse n'est pas capable de contenir l'Esprit de Dieu. Comment surmonter cette influence de la matière sur nous?. Lorsque j'avais votre âge, c'était pour moi une joie de travailler, de faire des efforts pour prendre possession du Royaume de l'amour du Père éternel.

Nous sommes appelés à avoir la même vie que Dieu.
   Nous vivons en ce monde comme dans une étroite prison. Par contraste, nous devons encore parler de la liberté. Il y a des instants où Dieu nous visite avec sa force, avec son énergie incréée, pour m'exprimer en termes théologiques, et alors il devient clair pour nous que nous sommes nés de Dieu et que nous sommes appelés à avoir la même vie que notre Créateur.

Notre esprit ne se satisfait que de L’Absolu.
   Dans cette période de ma vie, communiquer avec vous est devenu un aspect très important de toute mon activité. Parler de la liberté et des voies qui y mènent n'est cependant pas simple pour moi maintenant: c'est pourquoi il est préférable que vous lisiez ce que j'ai écrit à ce sujet dans mes livres, plutôt que de m'entendre en parler. Mais commu­niquer entre nous est devenu vital pour nous.
   Notre esprit éternel est formé d'une ma­nière étrange: pour lui, une pensée n'est pleinement satisfaisante que lorsqu'elle concerne l'Absolu, l'Éternel. Mais nous sommes obligés de travailler. J'ai passé par tout ce que vous vivez maintenant, mais je mène maintenant une tout autre vie que la vôtre. J'aimerais vous transmettre l'enthousiasme de notre esprit lorsque Dieu nous appelle à lutter pour la construction de notre maison spirituelle.

Construire une maison et une église ...
   Dans la destinée de notre monastère, on observe un remarquable plan de Dieu. Nous avons commencé avec rien, tout comme la création de Dieu «à partir de rien» ; chaque pas nous a coûté de grands efforts. Et maintenant que l'endroit que nous possédons est devenu insuffisant pour nous, Dieu nous a donné un nouvel espace pour la construction de notre maison. Considérez la construction de cette maison dans tous ses détails comme une tâche que Dieu vous a confiée. Beaucoup de personnes sont venues dans un endroit déjà aménagé, mais, à nous, le Seigneur a donné le privilège d'unir deux processus : celui de la prière liturgique et celui, plus lent, de la construction d'une maison de briques, d'une église de briques, construites avec des pierres et des briques. Et vous, patientez maintenant quelque temps: peut­-être deux, peut-être quatre, peut-être sept ans, mais construisez une maison et construisez une église. Humainement parlant, je commencerais par la construction de l'église, et ensuite seulement entreprendrais celle de notre maison. Mais nous ne sommes pas complètement libres. Nous sommes liés par les lois qui régissent la vie de ce pays. Nous ne pouvons pas commencer de bâtir la maison sans permis de construire.

... un lieu pour devenir les enfants du Père céleste.
   Ainsi donc, nous entrons de nouveau dans une période épuisante, mais ceux qui se donnent la peine de travailler avec conscience s'empareront du Royaume éternel. Il ne faut jamais perdre de vue que nous sommes tous réunis ici pour vivre éternellement avec Dieu. C'est en cela que réside le sens de toutes mes rencontres avec vous. Je parle d'une manière incohérente, sans ordre, mais tout ce que je vous dis vise seulement cette pensée: comment pouvons-nous faire de ce lieu, de ce monastère, avant tout une maison de prière, un lieu pour l'édification de notre vie en Jésus-Christ et pour devenir par Lui les enfants du Père céleste, «Notre Père qui es aux Cieux ... ».

Liberté pour prier pour le monde entier.
   Il m'est bien des fois arrivé de me demander s'il était possible de faire l'éducation d'une personne seulement selon une ligne positive, en évitant les voies négatives ... Lors­que je suis arrivé à l'Athos, je me suis trouvé dans les conditions d'un monastère athonite, c'est-à-dire qu'il était gouverné par un higoumène entouré de quelques anciens qui prenaient soin de la vie du monastère en général et de chaque membre en particulier. Je me suis alors senti libre de m'abandonner totalement à la pensée de Dieu. Cette liberté fut pour moi un si grand don!. Un petit coin dans ma cellule - ma cellule n'était pas plus grande que celles des sœurs dans la maison que nous avons construite - me suffisait pour embrasser le monde entier dans ma prière.

Quand chaque activité devient un acte liturgique.
   Vous voyez, je prononce des paroles sans ordre ni logique, mais je pense que malgré tout, d'une certaine manière, je vous transmets ma vie, et que vous aborderez à l'avenir le processus de création avec plus d'inspiration. Lorsque nous nous limitons en tout et que nous renonçons à tout, lorsque nous désirons seulement entendre le Nom de Dieu, écouter ses paroles, ses commandements, L'invoquer et être liés à Lui par tout notre être, toute activité devient un acte liturgique d'une grande signification.
   Ainsi donc, je reviens sur ce point: qu'aucune Sœur et qu'aucun Père ne pense qu'il remplit une tâche insignifiante : planter des pommes de terre, semer des haricots, les arroser, etc. Être pressé, être fatigué ... Quoi que vous fassiez, tout est accompli pour l'édification d'un temple pour la Liturgie. Et alors notre esprit entrera dans ce qui eut lieu historiquement il y a deux mille ans lorsque le Christ était encore avec nous sur la Terre, et s'unira à Lui ; le temps deviendra plus court et deux mille ans deviendront aussi transparents qu'une parole. Et si cela est vrai dans notre conscience pour deux mille ans, tous les âges futurs, fût-ce des milliers d'années, seront rassemblés dans une prière englobant tout.

Personne et communion.
   Le mystère de l'être, de l'être hypostatique, personnel, n'est pas résolu!. D'une manière étrange, ce principe vit en chacun de nous, et même en Dieu. Ce principe cherche constamment ce qui est absolu. Une personne unique ne peut pas vivre pleinement. Nous avons reçu la révélation que, dans son être éternel, Dieu Lui-même n'est pas un, mais trois. Nous ne concevons pas Dieu comme une Hypostase unique. La plénitude de la révélation sur le Dieu tri-hypostatique nous montre en effet que, même en Dieu, chaque Personne vit par la communion avec une autre Personne, une autre Hypostase.
   Bien qu'il pense constamment à ce qui est sans commencement et sans fin, l'homme éprouve le besoin d'en parler à une autre personne et de vivre avec d'autres. Cette communication développe la communion dans l'être. La vie cénobitique offre la possibilité de réaliser cette communion. Je ne vous di­rai pas pourquoi, vous le savez tous.

La prière pour l’unité renforce la communion.
   Appréciez le fait que, dans notre famille, vous pouvez vraiment demeurer dans une prière constante pour tous ceux qui sont réunis dans ce lieu. Afin que l'énergie de la communion soit constamment en nous, je me risquerai peut-être à vous donner un texte comme modèle de prière pour notre unité. Vous verrez alors comment surgit en nous une force purement spirituelle que nous ressentons comme liberté, et comment, peu à peu, à partir des plus petites choses naît la grande éternité. Dans mon livre, j'ai écrit qu'après l'achè­vement du processus de notre vie sur terre, nous recevrons si nous sommes sauvés par Dieu, la vie sans commencement, et c'est pour­quoi nous oublierons même notre origine terrestre ...
   Je suis vraiment horrifié lorsque j'entends ce que j'ai dit et comment je l'ai dit. Cela me fait toujours honte. Oui, mais c'est parce que je m'efforce de trouver une parole pour ex­primer l'inexprimable. Je pense malgré tout que si nous accomplissons de petites choses, par exemple: penser du bien au sujet de tous et de chacun, de tous les frères et de toutes les sœurs ; ne pas accepter de mauvaises pensées ; ne pas permettre qu'un mauvais esprit domine nos cœurs et que nous jugions les autres, nous parviendrons peu à peu à un état où nous ressentirons de l'enthousiasme à entrer en communion avec toute autre personne.

Tout transporter dans le domaine de l'esprit.
   Je m'efforcerai de vous donner cette prière qui ne doit pas constituer pour vous une règle obligatoire ; elle est plutôt un mo­dèle vous montrant pour quoi prier, comment vaincre la pression de la matière sur nous et comment transporter tout dans le domaine de l'esprit.
   Dieu est Esprit... Nous utilisons une étrange expression lorsque nous disons : «Père, Fils et Saint - Esprit.» Pourquoi la troi­sième Personne est-elle appelée « Esprit» ?. Est-ce que la première Personne, le Père, n'est pas le principe de tout?. Et le Père est esprit et le Fils est esprit et le Saint-Esprit est es­prit. Le Seigneur a dit: «Dieu est esprit» (cf. Jean 4, 24). Ainsi, nous montons progressivement dans une autre forme de l'être qu'il est impossible de décrire en paroles et de faire connaître à ceux qui ne l'ont pas connue par expérience.

Ceux qui écrivent sans connaître Dieu.
   Il me vient maintenant une pensée terrible: beaucoup de livres sur le christianisme sont écrits par des personnes qui n'ont pas l'expérience de Dieu, par des personnes dont l'intellect n'est que terrestre. Comment échapper à leur influence ?. Il n'y a pas longtemps, il m'est arrivé de m'entretenir, en présence du Père Syméon, avec quelques visiteurs. Nos interlocuteurs étaient des personnes qui nous sont chères. Nous parlions de ce que, dans le monde contemporain, paraissent des livres écrits par des personnes qui ont une formation uniquement terrestre, qui n'ont en réalité jamais vécu Dieu, car si elles L'avaient vécu, elles auraient une autre manière de penser. Nous parlons de l'esprit, mais, pour ces gens, l'esprit est un mythe. Lorsque vous priez Dieu pour vous-mêmes, puis pour tous les frères et sœurs, et de plus en plus loin jusqu'à englo­ber toute l'humanité, votre esprit s'habitue à vivre précisément dans cette sphère; alors beaucoup de faits incontestables par leur vérité se produisent dans votre vie.

Du néant à la vie éternelle.
   Comme je désire maintenant vous trans­mettre tout ce que j'ai, mes chers frères et sœurs!. Construisez cette maison et parallè­lement à cela se construira votre temple spi­rituel, éternel et non fait de mains d'hom­mes. Alors notre endroit pauvre et petit deviendra précieux pour nous. Avant notre entretien avec vous, ne pou­vant plus lire, car ma vue a baissé, j'ai de­mandé au Père Séraphin de me lire le chapi­tre «La liberté spirituelle» (Voir Dieu te! Qu’Il est /Archimandrite Sophrony. - Essex : Stavropegic Monastery of St. John the Baptist, 1985. Pp. 108-116. - [En russe.]).
   Ce dont j'ai parlé maintenant concerne la liberté spirituelle. Si vous trouvez un moment, lisez quelques pages à ce sujet. Et alors ce que je vous ai dit recevra un peu plus de suite et de logique.
   Quelle créature mystérieuse que l'hom­me!. Il a été appelé à l'être par un ordre du Dieu-Créateur; nous sommes conscients de notre création à partir du néant, de notre pauvreté. Mais voici que le Christ nous a ap­porté la pensée, l'espérance et même l'éner­gie d'une autre vie. De quelle manière étrange Il se comporte avec nous !. Ceux à qui a été confié le ministère de la paternité spirituelle - d'être pères spirituels - comprennent ce dont je parle. Comment soudain cet homme surgi de rien commence à parler des lois de la vie éternelle ... C'est une chose remarquablement intéressante que Dieu nous laisse nous créer nous-mêmes, alors que, Lui, Il se tient ou bien en face de nous, ou bien à côté de nous, et nous dit comment Il est en Lui-même. Nous ne saisissons pas tout ce qu'Il dit mais, avec son aide, avec la coopération du Saint-Esprit, nous pénétrons progressivement dans cette connaissance, et cette connaissance nous remplit d'enthousiasme devant notre Père, le Dieu qui crée notre vie. Voilà que je vous ai de nouveau embrouillés aujourd'hui en exprimant pêle-mêle quelques pensées. Mais maintenant je prie que le Seigneur vous garde tous sur la vraie voie. Il est Lui-même notre voie (cf. Jean 14, 6).

Pas de solitude quand on est avec Dieu.
   Maintenant beaucoup de personnes qui viennent vers les pères spirituels se plaignent de leur solitude. Mais, à vrai dire, lorsque nous vivons réellement par la divinité du Christ, nous ne connaissons pas de solitude. Je vous parle d'après ma propre expérience ; j'ai passé sept ans au désert, et jamais je n'ai été effleuré par le sentiment que quelque chose, c'est-à-dire que la présence de quel­qu'un me manquait, mais dans mon esprit se trouvait la plénitude de la communion avec Dieu et avec l'Homme. Ainsi, ici aussi, nous essaierons de cons­truire notre temple, notre maison ... Mais maintenant mon temps s'est écoulé, oui, et vous, reposez-vous de moi.
[Tous chantent:] «Il est digne en vérité de te célébrer, Ô Mère de Dieu, bienheureuse à jamais et très pure, et Mère de notre Dieu!. Toi, plus vénérable que les Chérubins et incomparablement plus glorieuse que les Séraphins, qui sans tache enfantas Dieu le Verbe, toi, véritablement Mère de Dieu, nous t'exaltons!».
   [Le Père Sophrony prie: ] «Grand saint Jean, notre protecteur, prie Dieu pour nous… Saint Père Silouane, prie Dieu pour nous, tes enfants. Par les prières de nos saints Pères, Seigneur Jésus-Christ notre Dieu, aie pitié de nous. Amen.»

Référence :
Buisson Ardent, Cahiers Saint Silouane L’Athonite, Le Sel de la terre, Belgique.