Saint Sophrony l'Athonite. |
Comme vous le savez, j'ai tout le temps essayé de vous expliquer comment la parole de Dieu naît dans le cœur de l'homme. J'aimerais maintenant vous parler de ce processus qui n'est pas simple, mais qui, cependant, est clair et net. De quelle manière peut-on entendre, à la place de notre horrible voix, la voix de notre Dieu dans notre cœur? Voilà notre question.
Plus d'une fois je vous ai dit que, nonobstant toute l'inexprimable majesté
de la tâche qui se trouve devant nous, notre vie reste malgré tout très simple
dans ses manifestations extérieures.
Lorsque notre intellect est tout entier absorbé en Dieu, quand il n'y a pas en nous d'autre vie que celle de Dieu, nous nous libérons de certaines formes extérieures qui s'appellent habituellement "canons" ou "règles". Une règle, comme l'expérience l'a montré, en tant qu'obligation qui doit être observée pendant des années et des années, et même des dizaines d'années, demeure à la fois une nécessité et une entrave. L'apôtre Paul le dit carrément: "La Loi n'a pas été instituée pour le juste" (cf 1 Timothée 1, 9; Galates 5, 18). Celui qui veut être mû par le Saint-Esprit, ne doit pas et ne peut pas être lié par des règles.
Quel que soit le sujet dont je parle en présence de personnes de
l'extérieur, je me demande toujours si elles comprennent ce qu'est le
monachisme dans son essence. L'idée que les gens se font habituellement du
monachisme ne correspond pas, et de loin, à l'authentique grandeur de cette
culture. Or, c'est précisément cette culture de l'esprit qui constitue
le coeur de notre ascèse. Il nous est indispensable à tous de nous développer
spirituellement jusqu'au point d'entendre sans erreur la voix du Seigneur.
C'est une chose qui exige une attention intérieure incessante, jour et nuit.
Ainsi une vie, simple dans ses manifestations extérieures, sera en réalité une
constante communion avec Dieu. Ceux qui viennent de l'extérieur ne peuvent pas
voir le véritable processus de notre vie.
Prenons un exemple dans les paroles de notre père spirituel infiniment
cher, Silouane. Il dit, qu'il existe des
hommes à qui a été confiée la fonction d'être rois, à d'autres d'être
patriarches, à d'autres encore d'accomplir une tâche moins générale, plus
spécialisée, comme par exemple d'être simples charpentiers, oui ... et il
ajoute ensuite que tout cela n'est pas important (cf Archimandrite Sophrony, Starets
Silouane, Sisteron, 1973, pp. 277 et 316). Vous voyez comme cet homme était
libre de toute jalousie, de toute concurrence, de tout rejet d'autrui.
Que Dieu m'aide à expliciter cette pensée: si vous priez dans la forme dont
je parle, - vous pouvez prier dans vos cellules, vous pouvez aussi prier durant
nos offices, mais priez sans cesse, - la conscience de la nécessité de notre
unité en Dieu se développera en vous, et vous vous trouverez sur la bonne voie.
J'ai tâché d'écrire à ce sujet dans mes livres, et cela déjà dans le
premier, qui est en réalité le plus important, je veux dire celui sur saint
Silouane. Quand chacun accomplit sa tâche en accord avec ses dons, alors
disparaît tout motif de n'importe quelle rivalité ou jalousie ou encore de
quelque chose de ce genre, Mais, je le répète, chaque bonne œuvre, quelle que
soit la personne qui l'accomplit, devient partie intégrante de notre propre
vie, si du moins nous sommes sur la voie du salut.
Que le Seigneur m'aide à trouver les mots justes; quant à vous, qu'Il vous
aide à hériter certains principes de cette grande culture, je dirais même de la
plus grande de toutes les cultures que l'homme connaisse sur terre.
J'ai entendu avec plaisir ce que disait l'un des nouveaux membres de notre
fraternité: "Vivre ensemble exige une grande sagesse de la part de chacun
de nous". C'était une personne encore jeune, une âme jeune, mais voilà,
elle avait compris que ce n'est pas du tout une petite affaire. Rendez-vous
compte, le Seigneur dit à ses disciples: "Si vous vous aimez les uns les
autres, vous serez mes disciples, et chacun vous reconnaîtra comme tels,
c'est-à-dire que vous êtes mes disciples" (cf. Jean 8, 3; 13, 35).
Comprenez par là l'extrême importance de surmonter l'égoïsme. Tout, quoi que
nous fassions, tout doit entrer dans notre vie sauvée. Si vous acquérez
cette conscience, vous verrez comme notre vie se déroulera d'une manière tout à
fait différente.
Un monastère est une "microhumanité"
Saint Sophrony avec les moines du monastère. |
Sur la terre, il y a maintenant plus de quatre milliards d'habitants. Et voilà que le Seigneur nous a donné de former ici un petit groupe de personnes rassemblées en raison de l'unité de leur foi en Jésus-Christ. Ce groupe représente une infime fraction de l'humanité, du corps de l'Homme total. Puisse chacun de vous s'en préoccuper et penser: "C'est ma famille c'est ma. vie et tout ce que je fais, je le fais pour fortifier cette vie." De l'unité, de l'étroite unité entre nous, naîtra un grand salut. Combien de fois vous ai-je dit cela! Je vous en prie, assimilez ce principe, assimilez cette règle, et examinez-vous vous-mêmes. Si nous vivons à l'intérieur d'un petit groupe de personnes et que subsistent en nous des éléments de comparaison avec les autres - je veux dire de concurrence, de rivalité - alors nous ne sommes pas encore sur la bonne voie.
Luttez contre tout élément qui introduit la division dans
notre vie. Je vous ai déjà dit que chaque homme, malgré sa personnalité unique et
irréproductible, est cependant - comment dire? - le représentant d'une classe
ou d'un type déterminé de personnes. Quand nous aurons assimilé, dans ces
limites, ce dont j'essaie de vous parler, je serai reconnaissant à Dieu et
j'aurai accompli mon devoir envers vous.
Ainsi donc, priez pour la vie de notre monastère, et si vous parvenez à ce
que notre vie soit, ne rut-ce que partiellement, à l'image des commandements du
Christ, Dieu ouvrira devant nous des portes, et nous pourrons contenir dans
notre cœur, avec un amour incomparablement plus grand, un nombre
incomparablement plus grand élevé de personnes.
En quoi consiste la difficulté de ma position parmi vous? Je me suis fixé
une tâche à vrai dire irréalisable, c'est-à-dire d'être en quelque sorte le
"transmetteur" de l'esprit de notre père spirituel Silouane. Or,
moi-même, je ne suis pas parvenu à son état. Mais justement je veux que, vous
tous, vous accédiez à cet état, - non simplement à une certaine manière de
penser, à un simple mode d'intellection abstraite, mais à un véritable état de
votre esprit. Vous verrez que de là naîtra en vous, en raison de cet amour pour
chaque autre membre de notre famille, le désir d'obéir à toute autre personne.
Nous ne pouvons pas nous soustraire aux lois de la vie sociale de
l'humanité sur terre. L'une de ses caractéristiques est que, par exemple, nous
prions tous pour les autres, mais nous prions dans une plus grande mesure pour
ceux à qui incombe une plus grande responsabilité, c'est-à-dire pour
l'higoumène et pour le père spirituel. Essayez d'être conscients que Dieu nous
a donné un pareil higoumène et de pareils pères spirituels, et essayez
de les suivre, de telle sorte que votre conscience ne vous reproche rien. Alors
viendra l"'information" de l'Esprit divin que nous nous sauvons.
C'est ce que signifient les paroles du Starets quand il dit: "Je me mis à
faire ce que m'avait enseigné le Seigneur [ ... ]. Mon esprit se purifia et
l'Esprit témoignait de mon salut" (cf ibid. citation
approximative).
Qu'y a-t-il de pénible dans notre vie ecclésiastique? C'est le fait que
bien souvent des personnes occupant des postes comportant des responsabilités
imposent leurs vues comme étant l'ultime vérité, quelque chose de définitif et
de parfait, et rejettent tout le reste. Or, voici que l'apôtre Paul écrit que
malgré l'existence de différentes opinions parmi les hommes, tout doit être
fait selon Dieu et conduire à l'unité et à l'amour (cf II Corinthiens, 12-13 passim).
Toute manifestation de division détruit notre vie, ne nous donne pas le
salut. Si, dans notre prière, nous demandons quelque chose à Dieu, et que, au
lieu de nous-mêmes, c'est quelqu'un d'autre qui "réalise" ce pour
quoi nous avons prié, nous devons écarter la pensée: "Pourquoi n'est-ce
pas moi?" Dieu a entendu ma prière et a accompli la chose pour laquelle je
L'avais prié, mais l'oeuvre a été effectuée par quelqu'un d'autre. Et, même si
cette oeuvre conduit à la gloire, je ne vais pas envier cette gloire. Que mon
frère reçoive la gloire pour ce qu'il a fait; quant à moi, ce qui compte, c'est
la réalisation de notre but commun: l'unité de l'esprit dans un éternel élan
d'amour - dans le Dieu éternel - quand il n'y aura plus de temps, selon la
promesse de l'Ange dans l'Apocalypse:
"Et l'Ange jura qu'il n'y aurait plus de temps" (Apocalypse 10,
5- 6). Alors il n'y aura plus aucune fluctuation, mais la vie, aussi bien de
Dieu que de tous les hommes, sera ma vie, - bien que je n'aie rien fait.
Comprenez bien cette nuance: une chose est de dire "qu'il en soit
selon ma volonté" (ce que nous dicte notre désir d'être honorés ou notre
passion de commander ou de dominer), et c'en une autre d'être libre de cet
esprit de domination. Alors, quel que soit celui qui agit, on dira: "Béni
soit le Nom de notre Dieu!"
Vous direz peut-être que je parle souvent de choses qui ne sont pas
claires, et qu'il faudrait citer des cas concrets. Mais lorsque nous prenons
des cas concrets, nous perdons de vue le principe même de la vie. Comme je
l'écris dans mon livre sur le starets Silouane, notre père spirituel, il se
tenait à cette règle: garder pour toute sa vie ce qui lui avait été donné après
sa vision du Christ, c'est-à-dire de vivre toute l'humanité dans son
coeur. Ainsi, nous aussi, malgré toutes nos faiblesses, malgré notre opinion de
nous-mêmes, nous devons nous libérer de tout égoïsme.
Je ne pense pas que l'on puisse parvenir à ce dont je parle en quelques
minutes. Il faut beaucoup prier, beaucoup souffrir et vivre pour que cela
pénètre dans notre être, et devienne son caractère propre, comme son état.
Ainsi donc, je vous en prie, sans que ceux qui viennent chez nous ne le
remarquent, c'est-à-dire sans le faire voir de l'extérieur, priez constamment,
et pour ceux qui sont venus, et pour les vivants, et d'une manière générale
pour toute la création. Et alors notre prière montera des choses simples,
petites, banales jusqu'à une prière pour le monde entier. Voilà, priez aussi
pour moi. Que chacun de vous le fasse comme pour sa propre famille. Le père de
famille ou la mère de famille vit toute sa famille dans son cœur, tous ses
enfants ensemble, toutes les conditions sociales.
Priez, et Dieu vous révélera le sens véritable de ce que je vous ai dit.
Priez et efforcez-vous d'assimiler cela, parce que, lorsque nous parlons de
formes dans les prières, à vrai dire, nous prions encore d'une manière
imparfaite. La prière supérieure aux formes concrètes, c'est la prière faite
avec un intellect pur. Lorsque nous passerons dans une autre sphère et que là
nous vivrons désormais hors du temps et de l'espace, supratemporellement et
supraspatialement, il n'y aura plus d'images, mais ce sera un état qui
transcende toute forme. Voilà pourquoi il est si difficile d'évoquer ces choses
par la parole.
Référence :
Paroles à la communauté. Archimandrite Sophrony. Août-Septembre 1994. N*24.