Dans les évangiles on trouve une prédiction du Christ -
il me semble que c'est aux chapitres 24 de Matthieu et 22 de Luc; il y est
beaucoup question de la fin des temps et des terribles afflictions qui
frapperaient le monde entier pour de longues années. Le Seigneur dit d'une
manière paradoxale: "Lorsque vous entendrez parler de tout cela, relevez
vos têtes, ne vous alarmez pas, car cela doit arriver" (cf. Matthieu 24,
6; Luc 21, 9). C'est en effet, dans la création d'hommes sauvés en Dieu
par le Saint-Esprit - déifiés - que se trouve tout le sens de l'histoire. Icône de Saint Sophrony ornée
à l'occasion de sa fête dans
la nouvelle Église bâtie à son nom
à “Kato Vathia” en Crète, en 2020.
Bien que la guerre se fût terminée, disons,
victorieusement pour la France (j'avais été attiré par ma profession en France
qui était à ce moment historique le pays occupant la première place dans la
sphère de mon art) je ressentis - comment dire? - la nullité des résultats de
cette guerre sur le plan éthique; bien au contraire, elle anéantit de
nombreuses valeurs et brisa d'innombrables vies humaines. Je dois cependant
vous dire que, malgré tout, les malheurs d'alors n'avaient pas une forme aussi
profonde que maintenant, que les souffrances et le désespoir étaient à cette
époque considérablement moindres et plus facilement supportables que les
souffrances actuelles.
Nous sommes nés dans un monde différent
Pourquoi est-ce que je vous parle maintenant de cela?
C'est parce qu'à nous, moines de notre époque, se pose la question: comment
devons-nous organiser notre vie monastique de telle sorte que nous trouvions le
salut en Dieu? Dans
le monde tel que je l'observe, le progrès réalisé sur le plan scientifique,
depuis l'époque où je suis entré au monastère, est colossal. Par contre, les
hommes qui vivaient à l'époque de la première édition de la Philocalie, (1784,
N.d.T.), possédaient une patience incomparablement plus grande, un espoir dans
le salut incomparablement plus grand que maintenant.
Les conditions de la vie du monde ont changé, si bien que
les gens qui se marient et donnent le jour à des enfants, les mettent au monde
dans un contexte très différent de celui de jadis: à bien des égards il y a une
amélioration, mais, dans une proportion encore plus grande, la procréation
d'enfants dans ce monde est devenue un problème bien plus difficile
qu'autrefois.
Une ascèse adaptée à nos
forces
L'apôtre Paul dit quelque part que les Pères d'autrefois,
de l'Ancien Testament, - des géants de l'esprit, des héros de la foi, -
n'atteignirent pas les révélations que reçurent les apôtres; et il utilise
l'expression: "afin qu'ils ne trouvent pas le salut sans nous" (cf Hébreux
Il, 40). Maintenant, ayant eu la possibilité, par la bienveillance de Dieu,
de passer par toutes les formes de la vie monastique, je vous dirai que nous ne
pouvons pas maintenir les formes de vie de nos pères. Il nous faut
nécessairement organiser la vie de telle manière que tout corresponde à nos
forces.
Les temps de la Philocalie à l'Athos
De quoi s'agit-il? Depuis l'époque où, comme je vous l'ai
déjà dit, après la Première guerre mondiale, je me mis naturellement à penser à
la vie du monde dans son ensemble, l'esprit de l'homme appréhende toute
l'humanité d'une manière plus réelle qu'auparavant. J'ai encore trouvé à
l'Athos les temps de la Philocalie, et, même jusqu'à présent, ils n'ont
pas cessé. Plusieurs cas étonnants m'ont procuré une grande joie et une vive
reconnaissance envers Dieu, de ce que les hommes aient commencé à penser
l'humanité dans sa totalité.
Un moine qui priait pour le monde entier
Je me souviens d'une rencontre remarquable qui s'est gravée
pour toujours dans ma vie. C'était tout au début de ma vie monastique, - dans
les années vingt-cinq ou vingt-six, me semblet-il. J'étais allé au bord de la
mer et j'y aperçus un vieux moine ayant à la main un long chapelet de trois
cents noeuds. Je m'approchai de lui avec la crainte propre aux débutants et
m'arrêtai en silence, observant comment il priait: assis sur une grande pierre,
il égrenait son chapelet. Je trouvai enfin, mais avec difficulté, le courage de
lui dire: "Père, priez pour moi." Je le lui demandais parce que
lorsque j'avais quitté la France en mille neuf cent vingtcinq, l'esprit du
désespoir me dominait déjà, dans une forme moins aiguë que plus tard, mais
malgré tout il me dominait. Et ainsi, écrasé par ce désespoir, je lui demandai:
"Père, priez pour moi." Il me regarda et me dit: "Tu vois ce
chapelet? Je le dis pour le monde entier. Je prie pour le monde entier. Et tu
es là, dans ma prière." Il est difficile d'expliquer pourquoi nous avons
telle ou telle réaction. Toujours est-il que je ne m'éloignai pas à sa première
parole. Après un certain temps, poussé par le désespoir de ces jours, je lui
dis: "Père, priez pour moi". Il répondit: "Je t'ai déjà dit que
je prie pour le monde entier, et tu es ici, dans cette prière". Je restai
silencieux pour quelques instants; de nouveau, pour la troisième fois - car mon
affliction était profonde - je lui dis timidement: "Père, priez pour
moi." Il me regarda avec bonté et me dit: " Mais je t'ai dit que tu
es ici - il me montra son chapelet. Que te faut-il de plus? Tu es ici,
dans cette prière que je dis pour le monde entier. "Je m'éloignai,
impressionné par l'état d'esprit de ce starets:
"Je prie pour le monde entier, tu es aussi là, et ainsi je n'ai pas à me disperser
pour des choses particulières." Comme je venais d'arriver à l'Athos, je
fus évidemment fort impressionné en rencontrant cette forme de prière. Je me
demandais tout le temps comment ce starets appréhendait le monde entier pour
lequel il priait: dans le temps? dans l'espace? était-ce toute l'humanité
depuis Adam jusqu'à nos jours? Ou bien sa pensée était-elle encore plus
profonde et plus englobant? Mais, les premiers jours de ma vie dans l'habit
monastique, je n'ai trouvé à l'Athos que cette forme de prière pour le monde
entier.
Église de Saint Sophrony
à “Kato Vathia” en Crète.
Nous sommes tous liés les lins aux autres
Durant mes soixante-dix années - ou presque - de vie
monastique, il m'est arrivé de vivre bien des moments pénibles, parce que,
lorsque nous prions pour quelqu'un, comme nous l'avons déjà souvent dit, la
prière nous introduise dans la sphère spirituelle de la personne pour laquelle
nous prions.
Mes chers frères et sœurs, je m'efforce tout le temps de
fixer votre
pensée sur le fait que nous ne sommes pas isolés, coupés des autres. Non, -
nous vivons dans un monde où tout est uni, où une chose est liée à l'autre.
Je vous ai maintenant exposé partiellement les conditions
de vie qui correspondent à la structure intellectuelle et physique des hommes
de notre époque qui viennent à la vie monastique.
Si nous prions pour l'Adam total ...
Récemment, en évoquant des événements qui pèsent
lourdement sur nos épaules, j'ai suggéré à la personne avec qui je parlais, de
prier ainsi: "Seigneur, protège-nous. Tu vois notre incapacité de
résister à ces vagues de souffrances cosmiques. "Il est en effet
pleinement légitime de penser que l'enfer est produit par l'absence d'amour
chez les hommes. Les hommes ne vivent pas par l'amour, mais par la haine. Je
lui ai ensuite précisé ma pensée:
"Lorsque vous priez pour vous-même, pour le
monastère, pour les frères, priez jusqu'à cette limite: "Seigneur,
protège-nous; donne nous un petit coin sur terre où nous puissions célébrer la
Liturgie pour Toi, T'offrir une prière dans la forme de Gethsémani". Priez
seulement jusqu'à ce point: "Protège-nous", parce que nous ne
pouvons pas souhaiter quelque chose de mauvais à qui que ce soit". Et
quelle fut sa réponse? "Mais évidemment! Si nous nous efforçons de prier
ici pour l'Adam total, pour toute l'humanité, comment pourrions-nous
simultanément souhaiter du mal à qui que ce soit, même à ceux qui nous causent
une affliction mortelle?"
Voyez comme cela se répand: d'abord ce starets qui
m'avait Sainte Montagne, à l'Athos ... Aux jours où je suis arrivé à l'Athos,
il s'y trouvait très peu d'hommes instruits. C'est avec difficulté que certains
pouvaient lire et écrire quand ils arrivaient à l'Athos, mais ensuite ils se
développaient en lisant les saints Pères. Etant peu au courant des affaires du
monde, ils priaient cependant pour le monde entier. Ce starets qui ne voulait pas
interrompre sa prière pour satisfaire à la demande d'un novice... dans quelle
sphère spirituelle demeurait-il? Et dans quelle sphère demeure l'homme
intellectuellement développé d'aujourd'hui? Si nous comparons leurs niveaux
spirituels, lequel des deux sera reconnu comme supérieur? .
Ces moines vivaient moins par les événements de ce monde,
ils vivaient sans être au courant des progrès de la science, de la technique et
ainsi de suite, mais leur esprit demeurait
dans l'éternité. Leur prière avait pour objet le salut éternel. Mais lorsque
notre esprit, l'esprit des intellectuels actuels, ne peut pas demeurer dans
l'éternel, même pour quelques brefs instants, il serait intéressant de savoir
qui vit dans un monde plus élevé ...
Quand la prière personnelle devient universelle
Est-ce que je m'exprime correctement en disant qu'il y a
un état de l'esprit humain dans lequel on vit l'Adam total d'une manière
naturelle en invoquant constamment le Nom de Dieu:
"Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de
moi, pécheur"? A une telle prière personnelle que s'unit alors une prière
de portée universelle, comme nous le voyons dans le cas de Séraphin de Sarov.
Nous vivons maintenant dans un monde incomparablement plus riche sur le plan de
la technique et sur celui de l'instruction. Mais cette forme de vie est-elle
vraiment supérieure? Si nous voulions faire des comparaisons, nous devrions
reconnaître que, tout compte fait, les Pères anciens étaient supérieurs à nous,
non seulement dans le domaine de la prière mentale, mais encore par l'état
d'esprit dans lequel ils se trouvaient. Mais si, en faisant l'expérience du Nom
du Christ, nous sommes introduits dans ce monde qui souffre, c'est aussi une
grande œuvre.!..
Référence :
Paroles à la communauté. Archimandrite Sophrony Sacharov. Novembre 1993. N*15.