Lorsque la résistance de l'esprit chrétien à l'esprit de ce monde
atteint son apogée, la vie du disciple du Christ ressemble à une crucifixion,
fût-ce sur une croix invisible. Cette période est effrayante mais, en même
temps, salutaire: par les souffrances intérieures de notre esprit, bien souvent
liées à des calamités extérieures, nous triomphons des passions, nous nous
libérons de l'emprise du monde et même de la mort. Alors commence notre
ressemblance au Christ crucifié. Saint Sophrony l'Athonite.
Cependant, même arrivés à ce degré supérieur, il nous faut garder
l'humilité de l'esprit. L'expérience elle-même le montre : dès que la
satisfaction de soi remplace le sentiment de «pauvreté », toute cette échelle
des ascensions spirituelles s'effondre et notre maison est laissée déserte
(voir Mt 23, 38). Dieu n'est plus avec nous. Et il en sera ainsi tant que notre
cœur n'aura pas retrouvé l'humilité et n'aura pas crié vers Lui avec douleur.
Grâce aux alternances de ces expériences, l'âme parvient à saisir le mystère
des voies du salut. Elle redoute tout ce qui est contraire à l'humilité. Sa
prière se purifie. L'intellect et le cœur ne se laissent attirer par rien
d'étranger, ne désirent rien si ce n'est Dieu. Dans celui qui prie de tout son
être, se répand la force d'une vie nouvelle qui le fait monter au degré suprême
; il commence à connaître un mode d'existence non plus terrestre mais céleste.
Notre existence terrestre est conditionnée par le temps et l'espace.
Mais qu'est-ce donc que le temps.?!. Diverses définitions sont
possibles. Le temps est le «lieu» de notre rencontre avec le Créateur. Il est
le moyen d'actualisation du dessein de Dieu sur la création: «Mon Père est à
l'œuvre jusqu'à présent, et j’œuvre moi aussi» (Jn 5, 17). La création n'est pas encore achevée : «Marchez
tant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous saisissent;
celui qui marche dans les ténèbres ne sait pas où il va. Tant que vous avez la
lumière, croyez en la lumière, afin de devenir des fils de lumière» (Jn 12,
35-36). À chacun de nous est dévolu un certain «temps propre», certes bref mais
suffisant pour parvenir au salut. L'idée créatrice de Dieu se réalise dans la
création : «Car rien n'est impossible à Dieu» (voir Lc 1, 37). Au Golgotha, le
Seigneur dit avant de mourir : «C'est achevé» (Jn 19, 30). Un autre moment
viendra où une parole semblable sera de nouveau proférée ; il en est fait
mention dans l'Apocalypse: «Alors l'Ange [...] leva la main droite au ciel et
jura par Celui qui vit dans les siècles des siècles qu'il n'y aurait plus de
temps » (Ap 10, 5-6). Tant que nous serons dans ce «corps de péché», et par
conséquent aussi dans ce monde, la lutte ascétique contre «la loi du péché» qui
agit dans notre chair ne cessera pas (voir Rm 6, 6 ; 7, 23). Nous voyant
incapables de vaincre cette mort par nos propres efforts, nous tombons dans un
certain désespoir au sujet de notre salut. Aussi étrange cela soit-il, il nous
est indispensable de vivre cet état pénible, de le revivre des centaines de
fois, pour qu'il se grave profondément dans notre conscience. Il nous est utile
de passer par cette expérience de l'enfer. Lorsque nous portons en nous ce
tourment durant des années, voire des décennies, il devient le contenu
permanent de notre esprit, une plaie durable sur le «corps» de notre vie.
Le Christ Lui-même conserva les traces des clous de la crucifixion sur
son corps, même après la résurrection : «Jésus vint et se tint au milieu d'eux
et Il leur dit: " Paix à vous ! » [...] Il leur montra ses mains, ses
pieds et son côté» (Jn 20, 19-20). À partir de l'expérience des tourments de
l'enfer, doit naître une prière pour tout le genre humain comme pour soi-même
(voir Mt 22, 39).
Des étroites limites de notre individualité, nous transférons en esprit
chacun de nos états à toute l'humanité. De cette manière, chacune de nos
expériences devient une révélation de ce qui s'est accompli au cours des
siècles dans le genre humain, et notre identification spirituelle avec lui
devient une réalité tangible. Le Seigneur nous a révélé le vrai sens du
commandement: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», dans son universalité
divine. Auparavant, dans les limites de la loi de Moïse, ce commandement avait
un champ d'application restreint et ne visait que le peuple hébreu: «Tu ne te vengeras
pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple. Tu aimeras
ton prochain comme toi-même» (Lv 19, 18). Or, le Christ l'a étendu à tous les hommes,
pour tous les siècles. «Vous avez entendu qu'il a été dit: " Tu aimeras
ton prochain et tu haïras ton ennemi. " Eh bien moi je vous dis: aimez vos
ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous
haïssent, et priez pour vos persécuteurs et pour ceux qui vous maltraitent,
afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux! » (Mt 5, 43 - 13 45).
C'est le Fils unique de notre Père céleste qui nous a donné cette connaissance,
dans l'Écriture par son entretien avec le légiste (voir Lc 10, 27 s.) et dans
notre propre vie par son Esprit saint. Tout cela, Il l'a accompli lui-même en
plénitude, à la perfection, à Gethsémani et au Golgotha. Et nous, quand nous
entrons dans l'esprit de ce commandement, nous devenons semblables à Dieu.!!.
Référence :
La prière expérience de l’éternité.
Archimandrite Sophrony Sacharov. 1998.