Le Métropolite George Khodr. |
L'amour est une réalité qui va au-delà de toute connaissance et
qui la détermine. Dans la
première épître catholique de saint Jean, nous trouvons une parfaite
corrélation entre la communion avec Dieu et la communion les uns avec les
autres entre accéder à la connaissance et à la vérité, demeurer en Dieu et
observer le nouveau commandement entre être dans le monde et vaincre le monde.
En effet, l'auteur et le lieu du témoignage sont le Saint-Esprit lui-même. Si
nous en sommes ensemble les porteurs, nous manifestons en communauté la vie
trinitaire. L'Esprit scelle notre Union et fait de nous une même épiphanie
divine. Or, cela ne devient possible que si les croyants, étroitement
rapprochés dans l’amour, parviennent au plein épanouissement de l'intelligence
qui leur fera pénétrer le mystère de Dieu (Co 2, 2). C'est grâce à la participation
à ce mystère que nous pouvons œuvrer à « la construction du corps du Christ,
au terme de laquelle nous devons parvenir tous ensemble à ne faire qu'un dans
la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet Homme parfait,
dans la force de l'âge, qui réalise ta plénitude du Christ» (Ep 4,12-13). Cette
marche vers l'être ecclésial au sens collectif et communionnel s'accomplit dans
la vision du mystère de l'Église comme lieu de l'attente de la lumière non crépusculaire,
lieu du banquet où les deux parousies se rejoignent, chose impossible dans
l'état actuel de division.
Ce n'est pas par un effort commun ou une collaboration planifiée que
nous allons ensemble vers le monde. C'est l'identité de l'être eucharistique,
signe de l'être de la foi commune, qui nous façonne le même visage et le
présente au monde avec les mêmes traits. La nature divine à laquelle nous
participons par des ascensions sans fin, fait notre unité parce qu'elle fait
notre identité. Ce n'est pas seulement l'intelligence qui est éclairée par les
enseignements de l'Évangile, mais le cœur qui est purifié en se libérant des
passions. Comme le dit saint Maxime le Confesseur, “la lumière divine elle-même
accueillie au fond même de mon être et du vôtre, manifeste désormais l'énergie
commune à Dieu et à ses élus; ou plutôt, il n'y a plus que Dieu seul dans la
mesure où, comme il convient à l'amolur il envahit tout entier ses élus tout
entiers ».
C'est ainsi que Dieu accomplit lui-même la Koinonia entre ceux des
croyants qu'Il glorifie déjà, à quelque Église qu'ils appartiennent. La Koinonia
du témoignage est la qualité d'un être ecclésial communautaire constitué en Dieu
lui-même. L'unité dans l'action est une conséquence de l'unité de la vision.
Le monde n'est sensible qu'à la perfection de vie, d'où qu'elle vienne. Cela ne
relativise en rien l'importance du dogme comme signe de l'orthodoxie de la foi
et comme terrain normal de la sainteté. Mais l'Esprit souffle où Il veut, et la
sainteté comprise comme illumination et giorification peut être accueillie par
tous les hommes. C'est l'ensemble de ces hommes et de ces femmes parvenus dans
le mystère à la communion du Saint-Esprit, qui fait le corps du Christ. Si l'on
voulait une définition patristique de l'Église, on dirait qu'elle est
l'ensemble des hommes déifiés qui sont - parce qu'impassibles, libérés des
passions - devenus demeure de la Trinité toute sainte. Ceux-là sont entrés dans
l'intimité trinitaire selon la parole du Seigneur: « Nul ne connait le Fils si
ce n'est le Père, et nul ne connait le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui
le Fils veut bien le révéler» (Mt 11,27). Le processus est donc celui-ci:
Jésus, parce qu'établi éternellement dans la vision du Père, nous institue
témoins «avec puissance selon l'Esprit de sainteté» (Rm 1,4), dans la mesure où
nous participons déjà de la résurrection des morts. Le témoignage qui est rendu
uniquement par la parole - une même parole proférée -n'a aucune portée. Si
la chair du témoin ne devient pas verbe transformant la personne tout entière
en eucharistie, aucun message n'est transmis. Même dans l'Ancien Testament, la
Parole n'est jamais extérieure au prophète; la personne du prophète est
transfigurée par la Parole qui devient souffle en lui. Voilà pourquoi chaque prophète a sa fête
propre et son icône.
C'est à la mesure de none dépouillement que notre témoignage
devient celui de Dieu. Ainsi, si l'Église devient communauté des doux, elle
dévoilera le visage de Jésus qui, par sa mort, fut institué en même temps
Agneau de Dieu et pasteur. Voilà pourquoi l'Église, ultimement, ne devient
signe prophétique que par le martyre.
Le grand philosophe russe Vladimir Solovicv va plus loin et
projette l'unité de l'Église dans une vision eschatologique. Dans Trois
entretiens et le Récit sur l'Antéchrist, les trois principaux personnages
symbolisent, comme leurs noms le suggèrent, les trois grandes familles
chrétiennes: la catholique, l'orthodoxe et la protestante. Après avoir été
tués par l'Antéchrist, ils ressuscitent ensemble et restaurent l'unité perdue.
La différence fondamentale entre la
prophétie de l'Ancienne Alliance et celle de la Nouvelle réalisée en Christ,
c'est que le Seigneur n'est devenu un prophète accompli que par la mort. De
même, en renonçant à la violence, l'Église retrouve sa féminité, dans laquelle
elle se livre à Jésus et reçoit le souftle de son Esprit.
L'Église envoyée dans le monde appelle les hommes à ce qu'elle a goûté
elle-même: la joie d'avoir vécu avec Jésus dans la demeure nuptiale. C'est à cause
de ces épousailles mystiques qu'elle éprouve une opposition au monde, pris dans
le sens johannique. Le Royaume qu'elle inaugure opère une déchirure dans le
tissu de l'histoire. Il y a une véritable négation de l'éon actuel quand, dans
le refus de l'idolâtrie, « la nuée des témoins» qui y vivent annoncent la
promesse de l'éon futur. L'action de Dieu n'est pas simple déroulement du
temps, mais une suite d'épiphanies divines dans la loyauté de l'Esprit à Lui-même
et dans l'imprévisibilité de l’histoire, Là, le charisme de prophétie joue
contre la démonisation du monde; il est dramatique que le péché soit décrit et
analysé comme une simple vulnérabilité de l'être, et non plus comme l’effet de la
séduction du Serpent, comme la source de la désintégration de l'être, qui mène à
la morr,
«Le Christ est le Cosmos de l'Église, et l'Eglise est le Cosmos du cosmos. » |
Le monde vit du mystère de l'Église à cause du «reste» sauveur. Un nombre
considérable de chrétiens gît dans l'infidélité, et c'est le «reste» qui
attend le Royaume et recrée le monde. Le Royaume est un trésor souvent caché .
Mais il y a un témoignage du Silence, du chant, du zèle indicible de ces êtres
de feu, blessés par l'amour de Jésus d’une blessure qui, selon le mot de l'Andalou
Ibn Arabî, ne guérit jamais. L'histoire a passé sans intensité apparente sur
certains pays où les chrétiens sont minoritaires; pourtant, l'Évangile y était
vécu dans une confession communautaire quotidienne. Et
les non chrétiens témoignaient, notamment dans leur littérature, de ce qu'ils
recevaient de ce dénuement évangélique qui était loin d'être une absence.
Il est des époques de visitation où la fidélité grandit, où la
perception des mystères divins s'aiguise, où la soif de la Parole s'intensifie.
L'Église alors devient plus belle, le monde perçoit sa beauté et se transforme
lentement, invisiblement. Il n'en va pas ainsi aujourd’hui on dirait que le
monde actuel est enfermé dans une autonomie destructrice, définissant lui-même
ses valeurs éthiques qui ne sont pas d'ailleurs sans un certain lien avec
l'Évangile. Cela dit, il est clair que l'action de l'Esprit a ses propres voies
dans une société qui développe sa civilisation en dehors du langage et de la
symbolique chrétiens, qui semble complètement étrangère au mystère de la mort
et à l'espérance de la résurrection.
Une ré évangélisation du monde déchristianisé passe certes par le
développement légitime de la science et de la technologie, de la liberté et des
droits de l'homme, mais dans la vigilance qu'impose une lecture critique de la
mythologie des sociétés développées. Car celles-ci
entretiennent un irrationnel évident, elles connaissent la déchéance de la
discrimination raciale et l'exploitation du Tiersmonde, elles sont injustes
envers l'hémisphère Sud. Si les Églises ne se démarquent pas du machiavélisme
de certaines puissances, le témoignage chrétien est voué à la stérilité. La
présence en pays non chrétiens de chrétiens étrangers qui ont vécu dans l'arrogance
et la puissance a été, pour les chrétiens autochtones qui leur furent assimilés,
une erreur et une faute.
Par ailleurs, les peuples qui ont accédé à l'indépendance ne sont guère
attirés par le christianisme. Ainsi, me semble-t-il, la mission,
voire le dialogue qui lui est assimilé, ne sont plus d'actualité. La transformation sociale est perçue comme
l'œuvre laïque au sein de la solidarité internationale, et non plus comme
l'expression de l'Evangile. On ne sait pas, à l'heure actuelle,
comment peut être appliqué l'ordre du Seigneur: « Allez donc, et faites de
toutes les nations des disciples» (Mt 28, 19). Il reste que l'injonction de Jésus est un ordre formel
et que, quelle que soit notre vision des religions et de leur place éventuelle
dans le dessein de Dieu, le Christ demeure pour nous la voie unique au Père.
C'est en Lui que s'opère La rencontre eschatologique des adhérents des religions
diverses.
La mission organisée n'est certainement pas pensable dans des régions
immenses du globe où la liberté religieuse n'est pas reconnue, et où le poids
de la religion dominante et l'attitude religieuse grégaire excluent toute
conversion. Pourtant, même là, le témoignage chrétien n'est pas inconnu. Il est perçu grâce à la convivialité, à l'œuvre
nationale commune, à l’art, à la littérature et à la piété authentique des gens
simples. Des valeurs évangéliques réelles sont partagées. Le dialogue simple
ou savant ouvre les esprits et les cœurs à la vérité de l'Évangile.
Dans cette ouverture, les chrétiens de toute obédience sont embarqués
ensemble s'ils présentent le même témoignage fondamental. Dans les sociétés
pluralistes, les chrétiens ne sont pas intéressés par Les divergences
dogmatiques. Ils sont appelés à être des passeurs. Or, la condition du passeur est d'être Libre de toute
allégeance politique qui lui aliène les non-chrétiens, surtout si le christianisme
est perçu comme un repli ou s'il se présente comme sentiment identitaire
exacerbé. La participation des chrétiens à la culture nationale, la
sensibilité aux épreuves de la nation peuvent rendre leur message audible. La crédibilité des chrétiens est liée à leur
engagement confiant pour la justice et la paix dans une volonté de libération
nationale et sociale, ct non dans la simple lutte pour les droits exclusifs de
leurs coreligionnaires. L'amour se prouve dans le dialogue d'une vie partagée.
Le dialogue de la vérité peut s'instaurer. L'attachement des chrétiens à la
vérité du Christ ne doit pas voiler les vérités éparses dans les traditions
religieuses qui les entourent. Car elles découlent toutes de la même source
divine. Toute nourriture spirituelle-vivifiante doit être reçue par les
chrétiens non comme un verbe humain, mais comme un pain descendu du ciel.
Tout discours repousse un autre discours, et toute écriture une autre
écriture. Voilà pourquoi la finalité du dialogue, en allant au-delà des
traditions religieuses, est surtout de rechercher la vérité divine cachée sous
des mots et des symboles différents. Il n'y a là
aucune relativisation du message chrétien, aucun syncrétisme. C'est le même Christ que nous adorons dans
son errance à travers les espaces infinis des religions. Cela
exige de notre part une attitude kénotique. La kénose est le non-dit du
témoignage. Elle peut en être la fécondité.
Dans le dialogue, l'Église s'ouvre, s'approfondit, se connaît.
Ce n'est pas pour elle un moyen pédagogique ou politique d'intégrer les autres. Le dialogue est en tous cas le seul contact possible dans une société pluraliste. Même dans les pays de souche chrétienne, l'athéisme, la gnose, les sectes sont devenus des traditions de nature religieuse, à tel point que la mission directe qui consiste à briser leurs idoles n'a plus cours. Le chrétien crée intérieurement ce monde par la force de l'Esprit. Renouvelé par ce même Esprit, il participe à l'œuvre commune de l'humanité. Il pérégrinera à travers tout le créé et tout l'historique dans la liberté intérieure, fasciné par la face du Christ. Le chrétien ne pourra dilater le monde jusqu'aux dimensions infinies du Royaume qu'en appartenant passionnément au monde et au Royaume. On n'acquiert pas le Royaume en se détournant du monde. On ne sauve jamais le monde qu'avec toute la force du Christ qui vient. Cette tension créatrice est le secret du témoin.
Référence:
L'appel de l'Esprit. Goerges Khodr. Cerf (2001)