Saturday, November 14, 2020

L’Esprit de communion.
Métropolite George Khodr.

            

Le Métropolite George Khodr.
         Témoigner ensemble est un corollaire de l'être ensemble. Si, dès les temps apostoliques, une Église comme celle de Corinthe -unie par la tradition apostolique et la fraction du pain - a pu, à cause d'une division interne, produire un contre-témoignage, a for­tiori des Églises qui ont connu des séparations successives, depuis le schisme du ve siècle jusqu'à la Réforme, ne sauraient manifester au monde leur puissance d'amour ni éviter de voiler la face du Seigneur. Que peut donc signifier, au-delà d'une praxis commune, une communion dans le témoignage?

L'amour est une réalité qui va au-delà de toute connais­sance et qui la détermine. Dans la première épître catholique de saint Jean, nous trouvons une parfaite corrélation entre la commu­nion avec Dieu et la communion les uns avec les autres entre accé­der à la connaissance et à la vérité, demeurer en Dieu et observer le nouveau commandement entre être dans le monde et vaincre le monde. En effet, l'auteur et le lieu du témoignage sont le Saint-­Esprit lui-même. Si nous en sommes ensemble les porteurs, nous manifestons en communauté la vie trinitaire. L'Esprit scelle notre Union et fait de nous une même épiphanie divine. Or, cela ne de­vient possible que si les croyants, étroitement rapprochés dans l’amour, parviennent au plein épanouissement de l'intelligence qui leur fera pénétrer le mystère de Dieu (Co 2, 2). C'est grâce à la participation à ce mystère que nous pouvons œuvrer à « la construc­tion du corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir tous ensemble à ne faire qu'un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet Homme parfait, dans la force de l'âge, qui réalise ta plénitude du Christ» (Ep 4,12-13). Cette marche vers l'être ecclésial au sens collectif et communionnel s'accomplit dans la vision du mystère de l'Église comme lieu de l'attente de la lumière non crépusculaire, lieu du banquet où les deux parousies se rejoignent, chose impossible dans l'état actuel de division.

Ce n'est pas par un effort commun ou une collaboration planifiée que nous allons ensemble vers le monde. C'est l'identité de l'être eucharistique, signe de l'être de la foi commune, qui nous façonne le même visage et le présente au monde avec les mêmes traits. La nature divine à laquelle nous participons par des ascen­sions sans fin, fait notre unité parce qu'elle fait notre identité. Ce n'est pas seulement l'intelligence qui est éclairée par les enseigne­ments de l'Évangile, mais le cœur qui est purifié en se libérant des passions. Comme le dit saint Maxime le Confesseur, “la lumière divine elle-même accueillie au fond même de mon être et du vôtre, manifeste désormais l'énergie commune à Dieu et à ses élus; ou plutôt, il n'y a plus que Dieu seul dans la mesure où, comme il convient à l'amolur il envahit tout entier ses élus tout entiers ».

C'est ainsi que Dieu accomplit lui-même la Koinonia entre ceux des croyants qu'Il glorifie déjà, à quelque Église qu'ils appar­tiennent. La Koinonia du témoignage est la qualité d'un être ecclé­sial communautaire constitué en Dieu lui-même. L'unité dans l'ac­tion est une conséquence de l'unité de la vision. Le monde n'est sensible qu'à la perfection de vie, d'où qu'elle vienne. Cela ne relativise en rien l'importance du dogme comme signe de l'ortho­doxie de la foi et comme terrain normal de la sainteté. Mais l'Esprit souffle où Il veut, et la sainteté comprise comme illumination et giorification peut être accueillie par tous les hommes. C'est l'en­semble de ces hommes et de ces femmes parvenus dans le mystère à la communion du Saint-Esprit, qui fait le corps du Christ. Si l'on voulait une définition patristique de l'Église, on dirait qu'elle est l'ensemble des hommes déifiés qui sont - parce qu'impassibles, li­bérés des passions - devenus demeure de la Trinité toute sainte. Ceux-là sont entrés dans l'intimité trinitaire selon la parole du Sei­gneur: « Nul ne connait le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connait le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler» (Mt 11,27). Le processus est donc celui-ci: Jésus, parce qu'établi éternellement dans la vision du Père, nous institue témoins «avec puissance selon l'Esprit de sainteté» (Rm 1,4), dans la mesure où nous participons déjà de la résurrection des morts. Le témoignage qui est rendu uniquement par la parole - une même parole proférée -n'a aucune portée. Si la chair du témoin ne devient pas verbe transformant la personne tout entière en eucharistie, aucun message n'est transmis. Même dans l'Ancien Testament, la Parole n'est ja­mais extérieure au prophète; la personne du prophète est transfi­gurée par la Parole qui devient souffle en lui. Voilà pourquoi chaque prophète a sa fête propre et son icône.

C'est à la mesure de none dépouillement que notre témoi­gnage devient celui de Dieu. Ainsi, si l'Église devient communauté des doux, elle dévoilera le visage de Jésus qui, par sa mort, fut institué en même temps Agneau de Dieu et pasteur. Voilà pourquoi l'Église, ultimement, ne devient signe prophétique que par le mar­tyre.

Le grand philosophe russe Vladimir Solovicv va plus loin et projette l'unité de l'Église dans une vision eschatologique. Dans Trois entretiens et le Récit sur l'Antéchrist, les trois principaux per­sonnages symbolisent, comme leurs noms le suggèrent, les trois grandes familles chrétiennes: la catholique, l'orthodoxe et la pro­testante. Après avoir été tués par l'Antéchrist, ils ressuscitent en­semble et restaurent l'unité perdue. La différence fondamentale en­tre la prophétie de l'Ancienne Alliance et celle de la Nouvelle réalisée en Christ, c'est que le Seigneur n'est devenu un prophète accompli que par la mort. De même, en renonçant à la violence, l'Église retrouve sa féminité, dans laquelle elle se livre à Jésus et reçoit le souftle de son Esprit.

L'Église envoyée dans le monde appelle les hommes à ce qu'elle a goûté elle-même: la joie d'avoir vécu avec Jésus dans la demeure nuptiale. C'est à cause de ces épousailles mystiques qu'elle éprouve une opposition au monde, pris dans le sens johannique. Le Royaume qu'elle inaugure opère une déchirure dans le tissu de l'histoire. Il y a une véritable négation de l'éon actuel quand, dans le refus de l'idolâtrie, « la nuée des témoins» qui y vivent annoncent la promesse de l'éon futur. L'action de Dieu n'est pas simple dé­roulement du temps, mais une suite d'épiphanies divines dans la loyauté de l'Esprit à Lui-même et dans l'imprévisibilité de l’histoire, Là, le charisme de prophétie joue contre la démonisation du monde; il est dramatique que le péché soit décrit et analysé comme une simple vulnérabilité de l'être, et non plus comme l’effet de la séduction du Serpent, comme la source de la désintégration de l'être, qui mène à la morr,

     
«Le Christ est le Cosmos de l'Église,
 et l'Eglise est le Cosmos du cos­mos. »
    Cela dit, il y a aussi le monde considéré comme harmonie et beauté paradisiaque selon la parole: « Dieu a tant aimé le mondé qu'Il a donné Son Fils unique » (Un 3, 16). Le monde est poésie, révélation, livre divin, manifestation de l’éternelle sagesse du Dieu de diakonia ; il est source inépuisable de cette Culture qui nous mène à la vertu - selon la parole d'Origène, de cet affinement qui nous mène au seuil du Royaume, malgré l'ambiguïté de la culture et la soif inextinguible du beau. Ici, l'Église et le monde ne constituent pas deux espaces, ils ne sont pas liés à deux temps dif­férents. Consciente de l'amour de Jésus pour elle, l'Église pérégrine à travers le temps et l'espace. Elle n'est nulle part ailleurs que dans le monde. Voilà pourquoi Origène a pu écrire à juste titre: «Le Christ est le Cosmos de l'Église, et l'Eglise est le Cosmos du cos­mos. » Ainsi comprise, l'Église n'est pas placée face au monde, elle n'est pas non plus en lui. C'est lui qui est en elle. Elle est Son logos, sa signification. Elle le mène à sa destinée, parce qu'elle peut le lire et le conduire à sa transfiguration.

Le monde vit du mystère de l'Église à cause du «reste» sauveur. Un nombre considérable de chrétiens gît dans l'infidélité, et c'est le «reste» qui attend le Royaume et recrée le monde. Le Royaume est un trésor souvent caché . Mais il y a un témoignage du Silence, du chant, du zèle indicible de ces êtres de feu, blessés par l'amour de Jésus d’une blessure qui, selon le mot de l'Andalou Ibn Arabî, ne guérit jamais. L'histoire a passé sans intensité apparente sur certains pays où les chrétiens sont minoritaires; pourtant, l'Évangile y était vécu dans une confession communautaire quoti­dienne. Et les non chrétiens témoignaient, notamment dans leur littérature, de ce qu'ils recevaient de ce dénuement évangélique qui était loin d'être une absence.

Il est des époques de visitation où la fidélité grandit, où la perception des mystères divins s'aiguise, où la soif de la Parole s'in­tensifie. L'Église alors devient plus belle, le monde perçoit sa beauté et se transforme lentement, invisiblement. Il n'en va pas ainsi aujourd’hui on dirait que le monde actuel est enfermé dans une autonomie destructrice, définissant lui-même ses valeurs éthiques qui ne sont pas d'ailleurs sans un certain lien avec l'Évangile. Cela dit, il est clair que l'action de l'Esprit a ses propres voies dans une société qui développe sa civilisation en dehors du langage et de la symbolique chrétiens, qui semble complètement étrangère au mys­tère de la mort et à l'espérance de la résurrection.

Une ré évangélisation du monde déchristianisé passe certes par le développement légitime de la science et de la technologie, de la liberté et des droits de l'homme, mais dans la vigilance qu'im­pose une lecture critique de la mythologie des sociétés développées. Car celles-ci entretiennent un irrationnel évident, elles connaissent la déchéance de la discrimination raciale et l'exploitation du Tiers­monde, elles sont injustes envers l'hémisphère Sud. Si les Églises ne se démarquent pas du machiavélisme de certaines puissances, le témoignage chrétien est voué à la stérilité. La présence en pays non chrétiens de chrétiens étrangers qui ont vécu dans l'arrogance et la puissance a été, pour les chrétiens autochtones qui leur furent as­similés, une erreur et une faute.

Par ailleurs, les peuples qui ont accédé à l'indépendance ne sont guère attirés par le christianisme. Ainsi, me semble-t-il, la mis­sion, voire le dialogue qui lui est assimilé, ne sont plus d'actualité. La transformation sociale est perçue comme l'œuvre laïque au sein de la solidarité internationale, et non plus comme l'expression de l'Evangile. On ne sait pas, à l'heure actuelle, comment peut être appliqué l'ordre du Seigneur: « Allez donc, et faites de toutes les nations des disciples» (Mt 28, 19). Il reste que l'injonction de Jésus est un ordre formel et que, quelle que soit notre vision des religions et de leur place éventuelle dans le dessein de Dieu, le Christ demeure pour nous la voie unique au Père. C'est en Lui que s'opère La rencontre eschatologique des adhérents des religions di­verses.

La mission organisée n'est certainement pas pensable dans des régions immenses du globe où la liberté religieuse n'est pas reconnue, et où le poids de la religion dominante et l'attitude re­ligieuse grégaire excluent toute conversion. Pourtant, même là, le témoignage chrétien n'est pas inconnu. Il est perçu grâce à la convi­vialité, à l'œuvre nationale commune, à l’art, à la littérature et à la piété authentique des gens simples. Des valeurs évangéliques réelles sont partagées. Le dialogue simple ou savant ouvre les esprits et les cœurs à la vérité de l'Évangile.

Dans cette ouverture, les chrétiens de toute obédience sont embarqués ensemble s'ils présentent le même témoignage fonda­mental. Dans les sociétés pluralistes, les chrétiens ne sont pas inté­ressés par Les divergences dogmatiques. Ils sont appelés à être des passeurs. Or, la condition du passeur est d'être Libre de toute allé­geance politique qui lui aliène les non-chrétiens, surtout si le christianisme est perçu comme un repli ou s'il se présente comme sen­timent identitaire exacerbé. La participation des chrétiens à la culture nationale, la sensibilité aux épreuves de la nation peuvent rendre leur message audible. La crédibilité des chrétiens est liée à leur engagement confiant pour la justice et la paix dans une volonté de libération nationale et sociale, ct non dans la simple lutte pour les droits exclusifs de leurs coreligionnaires. L'amour se prouve dans le dialogue d'une vie partagée. Le dialogue de la vérité peut s'instaurer. L'attachement des chrétiens à la vérité du Christ ne doit pas voiler les vérités éparses dans les traditions religieuses qui les en­tourent. Car elles découlent toutes de la même source divine. Toute nourriture spirituelle-vivifiante doit être reçue par les chrétiens non comme un verbe humain, mais comme un pain descendu du ciel.

Tout discours repousse un autre discours, et toute écriture une autre écriture. Voilà pourquoi la finalité du dialogue, en allant au-delà des traditions religieuses, est surtout de rechercher la vérité divine cachée sous des mots et des symboles différents. Il n'y a là aucune relativisation du message chrétien, aucun syncrétisme. C'est le même Christ que nous adorons dans son errance à travers les espaces infinis des religions. Cela exige de notre part une attitude kénotique. La kénose est le non-dit du témoignage. Elle peut en être la fécondité.

Dans le dialogue, l'Église s'ouvre, s'approfondit, se connaît.

Ce n'est pas pour elle un moyen pédagogique ou politique d'inté­grer les autres. Le dialogue est en tous cas le seul contact possible dans une société pluraliste. Même dans les pays de souche chré­tienne, l'athéisme, la gnose, les sectes sont devenus des traditions de nature religieuse, à tel point que la mission directe qui consiste à briser leurs idoles n'a plus cours. Le chrétien crée intérieurement ce monde par la force de l'Esprit. Renouvelé par ce même Esprit, il participe à l'œuvre com­mune de l'humanité. Il pérégrinera à travers tout le créé et tout l'historique dans la liberté intérieure, fasciné par la face du Christ. Le chrétien ne pourra dilater le monde jusqu'aux dimensions infi­nies du Royaume qu'en appartenant passionnément au monde et au Royaume. On n'acquiert pas le Royaume en se détournant du monde. On ne sauve jamais le monde qu'avec toute la force du Christ qui vient. Cette tension créatrice est le secret du témoin.


Référence:

L'appel de l'Esprit. Goerges Khodr. Cerf (2001)