Saturday, February 2, 2019

“Ceci est à moi”.
Jean-Claude Larchet.

Jean-Claude Larchet, est un patrologue et théologien orthodoxe français, docteur en
philosophie (1987) et docteur en théologie de l’université de Strasbourg (1994), auteur de nombreux ouvrages publiés aux éditions du Cerf et traduits dans dix-sept langues. Il est notamment un spécialiste de Maxime le Confesseur, auquel il a consacré trois essais. 

 Deux Anciens demeuraient ensemble depuis de nombreuses années et jamais ils ne s'étaient battus. Le premier dit à l'autre, « Faisons, nous aussi, une bataille comme les hommes. » L'autre répondit « Je ne sais pas comment on fait une bataille. » Le premier lui dit : « Vois, je vais mettre au milieu une brique, et je vais dire qu'elle est à moi," toi, tu diras " "Non, elle est à moi" " et ainsi commencera la bataille. » Ils mirent donc une brique au milieu d'eux, et le premier dit :« Cette brique est à moi. » Et l'autre dit :« Non, elle est à moi. » Et le premier reprit: « Si elle est à toi, prends-la et va-t-en. » Et ils se retirèrent sans avoir pu arriver à se disputer. 
(Apophtegme N 352,. dans Apophtegmes des Pères du désert. Série des Anonymes, Ed. de l'Abbaye Saint-Pierre-de-Solesmes, Solesmes, 1985, p.).

La volonté d'appropriation individuelle d'un bien qui, à l'origine, soit n'appartient à personne, soit est commun, est une source bien connue de conflits.
Jean-Jacques Rousseau, dans un passage célèbre de son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, considère qu'elle est à l'origine de tous les maux que connaît la société civile dont il dénonce les imperfections : « Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire: "Ceci est à moi", et trouva des gens simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables :
­"Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne !" »
Mais elle est à l'origine aussi de bien des conflits interpersonnels : d'innombrables familles sont déchirées par des questions d'héritage, d'innombrables couples dissociés sont en procès pour des questions de partage, d'innombrables voisins en guerre ou à jamais brouillés pour des questions de limites, etc. Ces conflits sont accompagnés par une multitude d'actes, d'attitudes ou de dispositions contraires à la charité: rejet de l'autre, inimitié, haine, rancune, insultes et agressions diverses ... La volonté d'appropriation est étroitement liée à deux passions que les Pères situent au premier rang des passions les plus générales : la philargyrie (ou avarice) et la pléonexie (ou avidité). La vertu qui leur est opposée, et est appelée, dans la vie chrétienne, à se substituer à elle peut être désignée Comme « pauvreté» ou « détachement », mais le nom qui lui convient le mieux est « non possession », ce qui signifie moins le fait de ne rien posséder, que le fait de ne pas être attaché à ce que l'on possède et de ne pas désirer posséder davantage. 
Puis Jésus leur dit : « Gardez-vous avec soin de toute soif de posséder,
car la vie d'un homme ne dépend pas de ses biens, même s'il est dans l'abondance. »(Lu12: 15)

Cette vertu suppose une longue ascèse pour être acquise, car la tendance naturelle de l'homme en sa condition déchue est non seulement de s'attacher à ce qu'il possède, mais de chercher à toujours acquérir davantage, cette double attitude étant motivée par le plaisir que l'homme en retire, mais aussi, de même que la plupart des passions, par la crainte de la mort.
Ce petit texte tiré des Apophtegmes des Pères du désert montre d'une façon imagée et avec humour comment la vertu de non-possession rend impossibles les conflits liés à la volonté d'appropriation, et donc évite, à la source, un grand nombre d'attitudes contraires ou d'obstacles à la charité. De la non-possession résulte au contraire, pour qui possède cette vertu, une volonté immédiate de partage ou de don désintéressé, dans la conscience que rien ne lui appartient en propre, que l'acquisition ne lui est d'aucun avantage, et que le désir de l'autre est prioritaire par rapport à des biens qui appartiennent à la communauté.


Référence :
Variations sur la charité. Jean-Claude Larchet. Cerf.(2007)