Métropolite Georges Khodr.
La décadence de l’art suscite le problème de la transfiguration de l’art lui-même. On se demande: est-il possible de sauver la beauté du pouvoir du néant?. Un art divin est-il possible?. Le monde de la beauté et celui de la sainteté peuvent-ils se rencontrer dans une même œuvre artistique, au point de paraître venir du ciel, comme si nous nous étions nous-mêmes rapprochés de la cité du Dieu Vivant dans le ravissement de l’extase?.
L’exemple de Bernanos et celui de l’auteur des Frères Karamazov confirment qu’on peut écrire un roman de la sainteté, que le péché n’est pas l’unique source d’inspiration de l’œuvre littéraire. Si Bernanos s’est lancé dans le roman, c’est parce qu’il avait un message à transmettre. Il a fait œuvre littéraire sans l’avoir cherché. Le souffle de Dieu en toi se transforme en un vent de tempête qui te dévoile des visons auxquelles l’Esprit lui-même te conduit, qui tisse le vêtement de tes noces avec l’univers. «Le Maître divin, comme le dit si bien Maxime le Confesseur, te nourrit, comme dans une eucharistie, par la connaissance du devenir de ce monde». Ici l’art, la prophétie, et la sainteté sont dans une proximité à la limite de la fusion. Le chant grégorien et le chant byzantin ancien étaient de cet ordre-là. Le renoncement à la jouissance musicale a donné à cette musique un accent religieux que recherchent les spirituels de toutes les religions. Dans l’Apocalypse, le prophète voit les quatre animaux et les vingt-quatre vieillards devant l’Agneau, tenant chacun une cithare et chantant un cantique nouveau.
La pensée qui sous-tend la musique religieuse ancienne est que l’homme chante ce cantique nouveau qui imite la mélodie céleste. Comment soumettre la matière du son pour qu’elle devienne l’instrument de la mélodie, et que sa beauté lui vienne de cette même musique capable, selon Grégoire de Nysse, de se frayer une voie vers l’impossible?. Celui qui a longuement fréquenté l’Eglise sait comment nous construisons, avec Dieu et pour Dieu, un temple de la beauté. Nous savons comment l’art peut être un avant-goût du Royaume ou comment nous en priver totalement.
La pensée qui sous-tend la musique religieuse ancienne est que l’homme chante ce cantique nouveau qui imite la mélodie céleste. Comment soumettre la matière du son pour qu’elle devienne l’instrument de la mélodie, et que sa beauté lui vienne de cette même musique capable, selon Grégoire de Nysse, de se frayer une voie vers l’impossible?. Celui qui a longuement fréquenté l’Eglise sait comment nous construisons, avec Dieu et pour Dieu, un temple de la beauté. Nous savons comment l’art peut être un avant-goût du Royaume ou comment nous en priver totalement.
L’architecture religieuse est empreinte de ce caractère divin. Elle part de l’idée que l’Eglise est le ciel sur la terre, que Dieu habite cet espace céleste et qu’il s’y promène comme dans le jardin d’Eden. Ainsi Dieu est-il au centre même de l’édifice. Dans l’Ancien Testament, le Temple fut construit selon des normes posées par Dieu lui-même. Mais en même temps, il est à l’image du monde, le centre de l’univers. Ici, la beauté se trouve dans l’équilibre de l’architecture et de ses proportions, dans la voûte qui se penche, dans la signification des formes véhiculée par une théologie bien définie, dans l’image, dans la liturgie qui se célèbre, dans la prosternation, dans l’adoration et le corps redressé, dans tout ce qui sollicite les sens avec douceur et recueillement, dans la récitation, dans la mélodie et la lumière, dans l’unification de l’esprit, dans la fumée de l’encens qui nous entraîne vers le ciel.
Tous ces éléments liturgiques se suivent et s’enchaînent; ensemble, ils sont plongés dans un temps et un espace qui se dépassent eux-mêmes, prennent une nouvelle dimension pour déboucher sur la nouveauté du Royaume auquel on aspire.
L’icône pourrait être la forme la plus expressive de cet art du Royaume. Elle nous dévoile la réalité contenue dans le kalokagathos qui annonce l’union organique du Beau et du Bien. En grec, le mot doxa signifie en même temps la gloire et l’opinion, dans ce sens qu’une pensée juste est la garantie de la véritable glorification et que la vraie louange est la source d’une pensée saine et droite. Ici se trouvent liés fortement, sans séparation, ce qui est de Dieu et ce qui est de l’homme. L’homme devient semblable à Dieu, car, en contemplant la gloire de Dieu, il se transforme en cette même image, de gloire en gloire (2 Co3, 18). Dans ce devenir, l’homme est divinisé, non par ses propres forces ou à cause de son désir, mais par les énergies incréées sur lesquelles il se fonde et qui l’entraînent vers l’infini. L’homme qui est illuminé par cette lumière éternelle unit en lui-même-par la charité-la nature créée et la nature incréée, il les fait apparaître unes «par l’acquisition de la grâce» comme le dit saint Maxime.
Cette lumière divine que nous goûtons dans les sacrements de l’Eglise, cette lumière eschatologique qui brille sur le visage des saints, cette lumière qui vivifie les ossements desséchés, c’est cette lumière même que cherche à exprimer l’iconographie. Avant de donner le premier coup de pinceau, l’iconographe va trouver le prêtre pour qu’il prie pour lui et sur lui, et chante le tropaire de la Transfiguration. Le fond or de l’icône s’appelle, en langage technique, «lumière». Les couleurs qui, au début, semblent assombrir l’image, augmentent peu à peu en clarté, car nous allons pas à pas vers la lumière, à mesure que nous approchons de la vision finale. Ainsi le peintre essaie-t-il de se dépouiller de tout individualisme émotif, tendu qu’il est vers une vision d’amour totale et pure, grâce à la rencontre de sa personne avec le peuple des croyants. Il a d’abord jeûné et prié pour se libérer de ses passions.
L'icône de la Sainte Trinité de Roublev. |
Il est vrai que l’icône est plutôt conservatrice, à cause de certaines règles monastiques très strictes qui entourent sa production. C’est pourquoi les icônes paraissent se ressembler toutes, comme si elles sortaient du même atelier, surtout quand elles viennent du même pays et de la même époque. Cette ressemblance libère du romantisme subjectif, mais pas d’un lyrisme affiné et délicat. Il y a là une pudeur qui n’empêche pas la spontanéité. Il y a, bien sûr, des écoles différentes qui portent les caractéristiques des peuples et des villes dont elles sont issues. Dans nos régions, nous voyons le même courant iconographique se couler dans les formes les plus variées, depuis la Verge de Kaftoun au XIIe siècle jusqu’à Nématallah Nasser, le Homsiote, au siècle dernier.
Tous ces peintres ont aspiré à ce que l’on pourrait appeler la beauté spirituelle. Mais comment parler de beauté artistique dans l’Eglise orientale, alors que sa mystique est dépouillée de toute imagination ou fantasme, qu’elle rejette toute illusion et refuse de se laisser emporter par la passion?. Elle suit en cela une voie ascétique très stricte, afin de se purifier du joug des sens et de toute sentimentalité religieuse. En Orient, la prière par excellence et une prière mentale, sans images ni paroles d’aucune sorte. Nous considérons l’extase comme un signe de commençants, non des parfaits.
L’icône est liée à la théologie orientale; les deux sont inséparables. Elle repose sur l’idée que l’homme se sanctifie par son union à la lumière incréée; cela signifie qu’il devient lui-même lumière, qu’il dépasse et les sens et la raison en faisant l’expérience des choses divines en elles-mêmes. Il pénètre en un lieu où la connaissance est sans images, sans objet, et où l’intelligence n’a pas de forme sensible. L’icône est conçue pour sanctifier la vue, car elle dépasse le visible pour mener à l’union à Dieu. Elle est un chemin qui conduit au-delà d’elle-même, pour faire parvenir à la pure essence, à la pure divinité.
L’icône est donc essentiellement un paradoxe. C’est la rencontre de l’art avec ce qui en conteste continuellement la légitimité. Il est impossible que l’icône naisse dans un milieu qui ne connait pas la théologie orientale et qui n’en vit pas. C’est ce qui explique sa disparition en Occident après Giotto, Cimabue et d’autres encore. C’est ce qui nous explique pourquoi l’Occident n’a pas pu, jusqu’à maintenant, trouver pour lui-même un art sacré. Certes, il y a en Occident des œuvres d’art à sujet religieux. Mais qui pourrait prier, avec recueillement et componction, devant les Vierges de Raphaël?. L’art sacré occidental est centré sur l’homme, sur la souffrance de l’homme. Le Christ de Rouault ne dépasse pas l’humanité écrasée; Il demeure dans les limites de ce monde, dans l’expression: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» Il ne parvient pas au chant: «Christ est ressuscité des morts, par la mort Il a vaincu la mort».
Avec l’art religieux occidental, nous restons de ce côté-ci du monde, dans la faute, dans le désir, dans la blessure. Ainsi, l’Enfant dans la crèche et sa Mère sont-ils des personnages comme les bergers et les mages. Ils sont de la même chair, du même sang-notre sang-, comme si la Nativité n’a pas été baptisée dans la lumière de la résurrection. Chaque visage se perd dans les choses visibles jusqu’au point de fuite. L’existence se dissipe à l’horizon. La chair est chair: elle disparaît à la fin malgré sa densité. L’icône, au contraire, parce qu’elle tend vers l’homme lumineux, vers l’homme glorifié, le regarde avec tendresse. Son fond est doré, ferme comme l’éternité dont il est le symbole. Elle est ce visage céleste, tendre en réalité, qui t’enveloppe au sortir de l’ascèse, te regarde avec miséricorde et auprès duquel tu te refugies, recueilli et repentant. Et voici qu’émane de ce visage immuable un mouvement qui t’entraîne vers lui et, à travers lui, vers le visage du Père de miséricorde. Ton humanité profonde rencontre la profondeur de la divinité, et voici que ta «vie est cachée avec le Christ en Dieu».
Ce que nous venons de dire sur l’art chrétien en Orient suffit pour suggérer la possibilité d’un art divin dans le domaine humain de la création. Ici, Dieu ne s’abat pas comme la foudre. L’Eglise orientale croit qu’un dialogue entre le Créateur et la créature a jailli de la première création; elle croit aussi que l’œuvre rédemptrice est une rencontre entre la grâce et la liberté, dans une admirable synergie. Nous aurions pu parler de l’icône comme technique, composition, idée historiquement enracinée en Egypte, en Syrie et ailleurs-dans cette merveilleuse tradition orientale qui s’étend de la Chine jusqu’à la Méditerranée, en passant par la Perse-, afin de démontrer toute la participation de l’homme à l’art oriental qui a simplement sa logique et ses règles particulières. Mais nous avons préféré parler de ce qui caractérise l’icône à partir de ses origines orientales elles-mêmes, de cette empreinte spirituelle qui lui donne son cachet particulier, en fait une partie intégrante de l’Eglise de tout l’Orient, l’élève à un niveau d’expression sans pareil dans l’art mystique.
Après la présentation de cet art dans ce qu’il a d’unique, il serait juste et équitable de revenir à l’être humain qui le crée, dans sa relation à la nature et à la société. L’artiste serait un monde incompréhensible et insaisissable, si on se contentait de le relier à une société ou à un milieu donné, et si sa richesse ne lui venait que de tout cela. La nature, certes, lui a communiqué sa fertilité, mais ce n’est pas à elle qu’il se réfère; il n’est pas son miroir, il n’est pas sa ressemblance, même s’il est enracinée en elle et qu’il en est amoureux. L’apathique ne produit aucune beauté; aucune sainteté n’émane de lui. La passion est la source de toute existence. Mais si la nature, du point de vue artistique, est le fond de la personnalité, elle n’en est ni la forme ni la règle. Elle est le courant de vie que nous structurons, dans un processus où elle s’enrichit en nous en même temps qu’elle se déverse en nous en richesse d’être. C’est ainsi que nous passons de l’individualité qui isole à l’être vraiment personnel qui nous libère du joug de la nature.
La personne est le lieu de la participation; en elle, les forces de la nature sont apprivoisées; elles sont assumées, affinées. La personne est ce qui traduit la nature en «être». Elle est cette présence lucide, aimante, qui dépasse la nature. Parmi ses appellations en grec, nous avons prosôpon, c’est-à-dire le visage. Comme le dit le philosophe Nicolas Berdiaev, le visage n’appartient pas au monde des choses. Par lui, nous franchissons les obstacles de la froide et sourde objectivité ou de la subjectivité fermée sur elle-même, qui anéantissent la vérité. Le visage est cette profondeur qui est en relation avec le Logos, le Verbe. C’est pourquoi il nous semble que lorsque l’art moderne supprime le visage, il nous ramène au sein matriciel de la nature où l’embryon est enveloppé de ténèbres. Le corps n’est que balbutiement dans l’attente d’un visage.
Au plan artistique, le monde qui nous entoure ne nous asservit par ses limites et ses formes. Mais lorsque l’artiste nie la création qui l’entoure, il fait peser sur nous sa subjectivité égarée qui se débat dans le temporaire, le fortuit et le passager. Il nous livre un être sous l’influence de son environnement, un environnement qu’il enregistre pour ensuite le contester et finalement le disperser. Et avant que l’objet de son inspiration ne disparaisse, il se retourne une dernière fois, frémit du sursaut de la mort, puis succombe. L’âme se retrouve comme dénudée, plongée dans sa tragédie, témoignant de la tempête où elle se trouve, confondant la sincérité qui est l’accord avec soi-même et la vérité qui est l’accord avec le réel.
L’artiste autrefois se remplissait de la nature, mais aujourd’hui il remplit la nature de lui-même, comme s’il préférait que son âme demeure un tohu-bohu à l’image de la terre avant que «l’Esprit de Dieu ne plane sur les eaux» (Gn1, 2). Il y a là une sorte de nostalgie du sein maternel, de cette douce chaleur irrationnelle, comme si nous voulions absolument la matière de l’existence, mais sans la forme; comme si nous voulions goûter la compagnie des djinns, des «esprits», dans leur trouble et leurs susurrements; comme si le tunnel dans lequel l’humanité chemine était pour nous préférable à l’ouverture vers la lumière. Toute l’horreur des monstres de Goya provient, d’une manière ou d’une autre, de la dissolution de la forme: une dissolution démonique qui nous obsède et nous opprime. Lorsque le visage de Dieu disparaît, le visage de l’homme disparaît forcement aussi. La nature alors n’est plus un corps organique et harmonieux, mais un amas de ruines, témoignant de ce qui a été perdu.
L’art islamique, dit-on, est abstrait; il ne connaîtrait pas le visage. En réalité, cela n’est pas vrai. On connaissait les visages humains avant que le hadith qui les a abolis n’ait été consigné; et on les a connus après. Mais à supposer que ces hadith du Prophète sur les images soient vrais, il faut se rappeler qu’ils partaient du principe que l’image est une tentative de fixer la vie au moyen de l’art, une manière de perpétuer la vie alors qu’elle doit absolument finir un jour. En ce sens, ils voulaient signifier que l’art met la vie hors de portée du Créateur de la vie, qu’il la place entre les mains de l’homme et que c’est là l’essentiel de la magie. Je voudrais cependant faire remarquer que, dans l’islam, le visage de Dieu se manifeste par le Coran; or, le Coran est le miracle de Dieu, l’art de Dieu. L’homme n’y parvient pas par son habilité et son métier; au contraire, il affaiblit la vie dans ce qu’il représente d’elle. Ainsi, la vitalité de l’animal se réduit jusqu’à devenir quelque chose de végétal; et le végétal tend à se rapprocher d’une ligne, dans un mouvement d’abstraction et de dépouillement qui manifeste le renoncement à un monde qui «n’est que jeu, divertissement, vaine parure, lutte de vanité entre vous» (Sourate du fer, verset 20).
Dans l’islam, l’art est comme les biens et les enfants: une parure. «Mais les bonnes actions impérissables recevront une récompense meilleure auprès de ton Seigneur et elles suscitent un meilleur espoir» (Sourate de la caverne, verset 46). Cependant, par cette parure qu’est l’art, l’homme surmonte les platitudes et la superficialité en les emplissant des merveilles d’un «Livre Précieux», en embellissant les choses inanimées afin que l’œil puisse s’y reposer. C’est notamment le cas de l’architecture, qui maîtrise les sens; elle proclame que Dieu surpasse la créature en beauté, et qu’aucune autre beauté ne lui est comparable. Si le visage humain est absent dans l’islam, c’est pour mieux affirmer qu’un seul Visage est digne de respect et de vénération. Ce qui inspire l’art abstrait dans l’islam n’a rien à voir avec l’abstraction dans l’art moderne.
Sur le plan social, l’artiste participe et en même temps reste indépendant, jusqu’à la solitude. Il est souvent en conflit avec ses semblables, car il atteint la perfection avant eux. Les autres l’ont regardé, et sa lumière les a aveuglés: sa vie leur a semblé une folie. Le tribunal peut le condamner pour déviation, car celui qui se consacre à la vraie beauté s’écarte des lieux ou l’art officiel se prostitue. Il trouble la monotonie des choses, la sécurité de la routine, tout ce qui dans l’art devient mode ou pur ornement. Ce choc émotionnel est traumatisant et dangereux pour notre héritage intellectuel; il s’attaque à nos connaissances sensibles elles-mêmes. Du sensible de l’art jaillit l’étincelle de perspectives inattendues. C’est pourquoi l’artiste a été toujours à l’origine d’une société nouvelle qui se construit sur les ruines accumulées de l’ancienne. Les sociétés ont toujours pour point de départ une destruction et un arrachement. La résurrection vient après une mort, et l’amitié après une séparation. Les apparences qui nous semblaient constitutives des choses s’écroulent, car la connaissance intérieure les revêt de l’habit de nos noces avec les profondeurs de l’être.
Apercevoir le monde à travers les profondeurs, connaître la société dans l’indépendance, cela ne signifie pas être coupé des hommes et de leurs problèmes. Notre amour rejette la grégarité pour nous permettre de rencontrer chaque personne dans ce qu’elle a d’unique. Dès lors, nous sommes avec l’homme dans un partage existentiel, dans une union telle que nous ressentons la pauvreté, l’ignorance, la nudité, la dignité piétinée comme un corps qu’on brise et un sang qu’on répand. Cette compassion totale avec les vivants, dans une effusion de sang infinie, est la source où boit tout esprit créateur. Les blessures des offensés et des humiliés, dès lors qu’elles sont en nous une souffrance perpétuelle, deviennent le langage de l’humanité à venir. Ainsi la beauté est sauvée de l’idolâtrie et de la suffisance. Cela ne signifie pas nécessairement que le rouge vif doit exprimer notre radicalité, ou que le cri soit ce qu’il y a de plus éloquent. Le Christ de Holbein ou celui de Dürer ne sont pas nécessairement ceux qui ont le mieux exprimé les souffrances du Nazaréen. La nudité est souvent insolente. Le meilleur Christ est Celui qui parvient à la transfiguration. Mais le vêtement de lumière du Christ serein ne voile pas la trace des clous dans ses mains ni le coup de lance dans son côté. La sobriété est le point de départ de toute création artistique; elle doit cohabiter avec l’œuvre, dans la patience et la vigilance. En tout cas, l’art ne doit pas enfourcher le cheval de la propagande. Car c’est lorsqu’il s’abaisse à l’expression politique que l’oiseau est livré pour être immolé.
Avec les hommes, mais au-delà de toute forme ou régime social, dans un perpétuel questionnement: telle nous apparaît la démarche artistique. C’est ce compagnonnage avec les hommes-dans la diversité de leurs conditions-qui permet au sentiment artistique de garder son caractère à la fois local et universel. Car l’homme n’est universel que dans la mesure où il puise dans sa patrie et où, en même temps, il la dépasse. C’est, en effet, à partir de nos enracinements profonds que nous atteignons les horizons infinis.