Métropolite Georges Khodr.
Dans les périodes de crise, on espère et attend beaucoup des créateurs, des hommes qui, comme le Christ, viendraient marchant sur les eaux de notre existence tourmentée, afin d’y substituer une existence qui sauve.
Parler de création signifie que l’existence n’est pas statique, qu’elle n’a pas été donnée une fois pour toutes, sous une forme complètement et définitivement achevée, mais que nous y avons aussi notre part. Toute autre définition de la création la diminuerait, la réduirait à néant. Si Dieu avait fixé l’univers de manière à ne laisser à l’homme que le soin d’organiser la matière et de fabriquer des objets, de rassembler les couleurs et d’harmoniser les mots, si ce qui existe n’était que l’effusion d’une pensé ou la réalisation d’un plan préconçu-en ce sens que Dieu lui-même donnerait leur valeur aux choses et à leurs contraires-, nous ne serions alors que d’habiles artisans, non des créateurs. En revanche, si l’homme se tient face à Dieu en l’interrogeant, et si Dieu lui-même attend de lui ce dialogue et, plus encore, une participation dans un monde inachevé, alors cette étude est opportune et nous sommes engagés dans une réflexion théologique difficile à esquiver.
La dispute philosophique qui se perpétue jusqu’à nos jours à propos de la création artistique, s’explique seulement par le fait que nous sommes des créatures humaines, ayant des points de vue différents sur Dieu et sur l’homme. L’esthétique n’est pas le commencement, comme le commencement n’est pas la sociologie de l’art ou sa psychologie. Je laisse ce genre de questions à d’autres sans pouvoir éviter cependant quelques remarques. Il est en effet nécessaire, après avoir présenté le problème théologique, d’exposer quelques facteurs qui, dans l’histoire, préparent les voies à la beauté. Je dis bien «exposer»; non pas que je nierais l’influence de la nature et du milieu dans la naissance de l’art et son expansion, mais l’anthropologie de l’art ne se fonde pas essentiellement et uniquement sur ces facteurs et dimensions-là. L’art pourra disparaître dans l’oubli le jour où, par sa liberté et dans son expression, il aura dépassé les possibilités de son milieu, mais il ressuscitera du sein de la terre, le troisième jour.
J’ai mentionné l’art et pas la science quand j’ai parlé de création. Dans une réflexion exhaustive, comment éviter de relier le domaine de la connaissance intellectuelle et celui de l’art?. La Renaissance est responsable du divorce entre ces deux domaines car elle a séparé la science exacte du sentiment. Mais nous sentons bien que les découvertes de la science sont aussi fabuleuses que les grandes merveilles archéologiques. Le monde est tout entier formes et forces; de ce point de vue, la science est, dès son origine, un chemin qui a pour but de nous faire parvenir à une nouvelle beauté, une beauté qui surgit comme une aurore du laboratoire. Cependant, la science semble être le fruit de l’accumulation. Elle vient du passé, de l’effort collectif. L’homme la développe comme il poursuit un but ou effectue un pèlerinage; elle court devant lui et il la poursuit en étant quasiment sûr de l’atteindre. Car la science est inscrite dans la réalité; nous interrogeons la matière et nous découvrons la science sous ses cendres. La science s’impose à ceux qui ne la pratiquent pas, contrairement à l’art. Ce dernier est tout entier liberté, tant dans sa naissance que dans la possibilité de le goûter. Il est tout entier effort et souffrance. Tout cela le rend différent de la recherche scientifique.
Dans le domaine de l’esthétique-auquel nous nous limiterons ici-, nous sommes amenés à nous interroger sur les principes ultimes de l’art, qui en font un «don» au sens le plus profond du mot. Ce don est une sorte d’effusion que nous appelons divine. Les anciens Arabes l’ont surnommé «génie» ou djinn, équivalent du daimôn grec. On a même dit de l’envoyé de Dieu qu’il était un poète. On lit dans le Coran: «Ô toi qui a reçu le zikr, tu es vraiment fou». Cette «folie» prouve que le poète puise son inspiration hors de ce monde, et que la demeure de l’art est à la fois d’ici-bas et d’En-haut. Chez nous les peuples, la langue elle-même suggère que l’artiste n’est pas un simple artisan qui se contente de copier ou d’imiter la nature, mais qu’il est inspiré, investi, un être qui participe de la divinité ou d’un djinn.
De là vient qu’on s’interroge souvent sur la relation entre les «créateurs» et leur «Créateur», relation qui soulève tout le problème de la création divine. Pour nous, parler de création à propos de l’œuvre artistique n’est pas pure convention langagière ou appellation poétique. Non, l’artiste est une icône. Et l’icône, dans l’intention de celui qui la peint, est un instrument pour la prière, même si elle est aujourd’hui exposée dans les salons bourgeois ou dans les musées. Mais les vrais connaisseurs savent bien qu’elle se dépasse elle-même. L’artiste peut ne pas se rendre compte que son don est de Dieu, mais il sent que ce qu’il crée est, selon une expression de Rudolf Otto, le «Tout Autre».
Comment ces deux créateurs, Dieu et l’homme, mènent-ils leur jeu?. Que signifie cette intuition fondamentale qui veut que l’artiste descende du ciel?. Y-a-t-il une parole divine qui pourrait accréditer l’aventure de la beauté?. Il est dit dans le Coran: «Ne voient-ils pas comment Dieu commence et recommence sa création?». Cela veut dire que Dieu recrée à partir de la mort. «Dieu crée la dernière création», après une résurrection. Il s’agit donc d’un changement essentiel qui permet aux créatures d’être transfigurées et de croitre, d’être rendues à la vie par un souffle et non d’être formées à nouveau lors de la résurrection. «En un instant, en un clin d’œil, (…) les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons transformés. Quand donc cet être corruptible aura revêtu l’incorruptibilité et que cet être mortel aura revêtu l’immortalité, alors s’accomplira la parole qui est écrite: la mort a été engloutie dans la victoire» (1Co 15, 52-54).
Le but de l’art est d’éterniser la création. Il est dit, dans la Genèse, que le Créateur mit fin par son Esprit au chaos primitif. «Et Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut (….) Et Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres» (Gn 3,4). On voit là que la création, telle qu’elle est décrite au début de la Bible, ne signifie absolument pas une création ex nihilo. Ce n’est que dans le second livre des Maccabées–livre très tardif qui ne figure pas dans le canon de la Bible juive–que nous lisons que Dieu fit tout du néant. Certes, le Nouveau Testament a éclairé totalement cette idée de création ex nihilo; Les Pères de l’Eglise ont fait de même et réfuté Platon ainsi que la mythologie grecque qui croyaient en une matière incréé. Mais qu’importe!. Lorsque la Bible parle de la création, elle veut signifier essentiellement la victoire de Dieu sur les ténèbres et sa seigneurie sur l’univers; elle ne veut pas émettre une théorie métaphysique de la causalité. La Genèse trouve son parallèle et son point final dans le livre de l’Apocalypse qui évoque, vers la fin, les «cieux nouveaux et la terre nouvelle» (Ap21, 1). Il y est dit «Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux; ils seront son peuple et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu» (Ap21, 3). Le but dernier de la création, c’est la rédemption définitive. C’est le «point Oméga» de Teilhard de Chardin.
Cette création est continue: «Mon Père travaille jusqu’à maintenant» (Jn5, 17). Dieu veille toujours sur sa création: l’injonction «Que…soit…, et cela fut» est une parole toujours aussi agissante. Dieu la redit sans cesse. C’est dans ce sens que saint Basile le Grand enseignait que toutes les parties du monde sont unies par une alliance d’amour. L’amour est inscrit dans la structure même de l’existence. L’homme qui vit dans l’amour est «une créature nouvelle»: «Si donc quelqu’un est dans le Christ, c’est une créature nouvelle: l’être ancien a disparu, un être nouveau est là» (2 Co 5, 7). Lorsque nous parlons de Dieu-Créateur, cela signifie, en définitive, qu’Il aime, qu’Il crée les hommes parce qu’il les aime.
L’homme est à l’image de Dieu: lorsqu’Il aime, Il crée celui qu’Il aime, Il le fait sortir des ténèbres vers la lumière. L’œuvre créatrice de Dieu et l’œuvre créatrice de l’homme n’ont pour but que de créer ce Royaume de lumière. L’amour de Dieu n’est pas seulement général et universel, il est aussi particulier. Chaque créature est enveloppée dans cet amour, à partir de ce qu’elle est en elle-même et non à cause de son appartenance à la race humaine. Cet amour fonde chaque être dans son individualité et l’empêche de se perdre dans l’ensemble. Ainsi, les choses ne sont pas mêlées et aucune d’elles ne s’anéantit dans l’autre. Dieu voit chaque homme seul, chaque fleur seule, chaque étoile seule.
Il en va de même pour l’artiste: il est créateur parce qu’il aime. Lorsqu’il a su goûter une chose et qu’il l’aime, il ne voit plus qu’elle. Il la confirme dans son individualité. Il en oublie tout le reste. Contemplée ainsi, elle lui apparaît comme unique. Il la voit alors en relation avec les autres choses. Il voit la relation entre une mélodie et une autre mélodie, entre une couleur et une autre couleur. Il a une nouvelle vision des choses, comme l’amant qui découvre en un instant, en un clin d’œil, que cette jeune fille n’est pas comme toutes les autres; elle n’est pas une femme parmi d’autres. Elle est unique au monde; elle est le monde lui-même. Pour le peintre, le monde entier devient cette toile qu’il est en train de peindre. De même, le pêcheur qui implore son pardon devient unique au regard de Dieu.
Selon cette analyse, l’homme apparaît semblable à Dieu. Mais peut-on pour autant dire qu’il est créateur?. Ce mot n’est-il qu’une analogie, relevant d’un langage purement conventionnel?. A ce point de notre réflexion, on peut dire que l’artiste renouvelle la création. Il imprime une forme nouvelle à la matière de ce monde. La mélodie n’existe pas telle quelle dans la nature, ni la couleur, ni l’écriture. Et quel que soit l’effort de l’artiste pour coller au réel, il y a toujours quelque chose de sa personnalité propre qui transforme les impressions qu’il reçoit de l’extérieur. L’artiste lit d’abord l’univers, et ensuite il l’exprime. Il peut même pénétrer si profondément dans son propre monde intérieur qu’il en arrive à s’éloigner de façon presque totale du monde extérieur.
En principe, ce monde de l’art est le monde le plus beau. Il est quintessence de l’autre, il en est la profondeur, le lien qui l’unit à la gloire qui se manifestera au Dernier jour. L’art est essentiellement cette tension entre le siècle présent et le siècle à venir; il est un avant-goût de la Beauté suprême qui se répandra sur nous du haut du ciel.
Le lecteur aura peut-être l’impression que je fais de l’artiste un saint. La vérité est que tout saint est artiste, alors que le contraire n’est pas vrai. Le saint aime toutes les créatures, les raisonnables et les non-raisonnables. Il voit l’existence avec le regard de Dieu. Cette vision transforme l’existence. Le saint dompte les bêtes sauvages, il en fait des compagnes qui entrent dans son monde nouveau. Le saint dépasse la transgression du pécheur, il le sépare de sa faute, le transporte dans le siècle à venir. Le saint vit dans un monde qui se transfigure, il n’y lit que la lumière.
Le saint est différent de l’artiste quant à son mode d’expression. Il peut s’exprimer s’il possède quelque culture, mais il peut aussi ne pas s’exprimer; il lui suffit de mourir martyr. Il peut être maladroit en utilisant un langage pieux, ridicule, ennuyeux, mais les phrases qu’il rumine n’expriment pas vraiment sa pensée. Il ressent sa victoire sur le péché comme sa seule voie, ou plutôt le seul chemin de Dieu vers lui. Il ne réalise pas qu’il est dans le monde de l’expression. Il n’a pas conscience de suivre les chemins de la purification. Il dit au contraire: «Le Christ est mort pour les pécheurs dont je suis le premier», ou quelque chose d’approchant dans une autre tradition.
L’homme le plus proche de l’artiste est le prophète. Certes, l’artiste n’est pas un prophète en relation directe avec une révélation divine; il ne reçoit pas une parole qui lui serait donnée sur ordre de Dieu. Mais le prophète, au sens où le comprennent les Hébreux-qui sont des classiques en matière de prophétie–est l’homme d’un message écrit qu’il doit délivrer: «Dieu m’a dit: «Prends un grand rouleau et écris dessus avec l’écriture des hommes» (Jr 36, 2). Ou encore: «Parole adressée à Jérémie de la part de Dieu». En fait, nous voyons que les anciens prophètes avaient leurs méthodes propres qui pouvaient atteindre le sommet de l’expression littéraire. Il ne convient pas ici de discuter l’opinion traditionnelle en islam, qui nie que Mohammed ait eu une part dans la formation de l’édifice coranique. Mais nous savons ce qui est arrivé au prophète, lorsque Dieu dit: «Ceux qui auront cru en lui; ceux qui l’auront soutenu; ceux qui l’auront secouru; ceux qui auront suivi la lumière descendue avec lui; voilà ceux qui seront heureux». On remarque qu’il ne dit pas: «descendue sur lui» mais «descendue avec lui»…
Nous nous sommes posé la question de savoir si le fait d’appeler l’homme «créateur» était seulement une analogie ou une réalité ayant des racines plus profondes. Au niveau de sa relation à Dieu, l’homme a-t-il quelque chose à accomplir?. Y a-t-il liberté du fait même qu’il y a «homme»?. En réalité, soit notre liberté signifie quelque chose par rapport à Dieu, soit elle n’est rien.
La Bible nous offre un récit mystique sur la liberté dans l’épisode de la lutte de Jacob avec l’Ange (Gn32, 23-33). Revenant dans son pays à la rencontre de son frère Esaü qui l’avait pourchassé parce qu’il avait usurpé son droit d’aînesse, Jacob–après avoir fait traverser le torrent à sa famille et à tout ce qu’il possède–demeure seul. Alors l’Ange du Seigneur–qui désigne ici Dieu lui-même–va lutter avec lui jusqu’au lever du soleil. Voyant qu’il ne parvient pas à le maîtriser, il frappe Jacob à l’emboîture de la hanche, laquelle se démet. Il lui dit : «Lâche-moi, car l’aurore est levée». Mais Jacob lui répond : «Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies béni». L’Ange lui demande: «Quel est ton nom?», et ajoute presque aussitôt: «On ne t’appellera plus Israël, car tu as été fort contre Dieu et les hommes, et tu l’as emporté». Jacob fait alors cette demande: «Révèle-moi ton nom, je te prie». Mais l’Ange répond: «Et pourquoi me demandes-tu mon nom?». Et là même, il le bénit. Jacob donne alors à cet endroit le nom de Penuel, car il «a vu Dieu face-à face» et il «a eu la vie sauve».
Ce qu’il faut noter ici, c’est que la rencontre de Dieu avec l’homme a lieu de nuit, alors que toutes choses ont passé le gué. Les douleurs de l’enfantement viennent la nuit; tout enfantement se fait de nuit, dans cette nuit qui fut avant le commencement, avant que Dieu dise: «Que cela soit!».
L’homme est toujours dans un face-à-face violent avec Dieu, dans une lutte où Dieu accepte de se rendre. C’est alors que l’aurore se lève dans le cœur de l’homme. Celui-ci ne devient créateur que parce qu’il a eu une nouvelle vision qui est, au début, le visage de Dieu. Dieu demande la permission de se retirer, et l’homme est devenu si fort qu’il reçoit un autre nom. Changer de nom, chez les Hébreux comme dans le christianisme, c’est changer de responsabilité. Au cours de cette lutte qui a inspiré les grands mystiques, Jacob est entré dans la fonction, la mission de création d’un peuple nouveau.
Dieu rend l’homme fort comme Lui. Bien sûr, cela ne veut pas dire que l’homme est vainqueur de Dieu par ses propres forces. Mais cela pourrait signifier que Dieu veut être vaincu; Il veut maintenir l’homme et le monde forts, debout face à Lui, pour l’éternité. Une telle chose est impossible pour un dieu tyran, un dieu qui impose sa force et sa puissance, comme cela est impossible pour un homme impuissant et faible.
Mais le Dieu tout-puissant peut-Il renoncer à sa puissance?. Il convient d’introduire ici une notion connue dans la théologie et la mystique chrétienne: le renoncement ou l’anéantissement, qui traduit le mot grec kenosis que l’on trouve dans la lettre de saint Paul aux Philippiens: «Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus: Lui, étant de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais Il s’anéantit lui-même, prenant la forme d’esclave. Devenant semblable aux hommes et s’étant comporté comme un homme, Il s’est abaissé plus encore, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix».
Le Christ voile sa gloire dans l’incarnation. Il renonce volontairement à l’usage de sa puissance illimitée. Il y renonce pour entrer en dialogue avec la créature, afin d’être dans un compagnonnage vrai avec l’homme, sans aucun artifice. Il meurt par amour, afin de susciter l’amour, afin de gagner l’homme non par des actions d’éclat qui en imposent, mais par un amour qui se livre et auquel l’homme se livrera à son tour, dans un amour passionné.
Dieu ne peut sauver l’homme s’Il ne le sauve d’abord de l’esclavage, dont l’aspect le plus dangereux est d’être esclave de Dieu. Dieu ne veut pas l’homme captif. Il ne veut pas asservir l’homme par sa toute puissance. Car sa puissance est service. Il est de sa nature même d’être livré; Il ne se referme jamais sur lui-même. Dans sa relation à l’homme, avant le dialogue au sens le plus stricte du mot, c’est-à-dire avant que l’homme ne le questionne, Il est entré dans la logique de son défi; Il a accepté d’être questionné par l’homme. Il a couru le risque que suppose toute rencontre. D’une manière qui est au-delà de toute description et compréhension, Il s’est offert lui-même en holocauste, Il s’est abaissé par amour afin de susciter devant sa face un visage aimé pour lequel Il accepte de mourir éternellement. Mais lorsque le Roi meurt ainsi de la mort d’un esclave, et renonce à ce point de l’éternité de son Royaume, l’éternité même se renouvelle, comme le chante un hymne de Noël dans la liturgie byzantine.
Ce qui est vrai de la rédemption-qui fait surgir une création nouvelle-l’est aussi de la création du monde. Lorsqu’Il a amené ce monde à l’existence, au commencement du ciel et de la terre, Dieu s’est anéanti pour la première fois; Il s’est vidé lui-même dans la liberté de l’homme, jusqu’à ce que l’être humain lui-même devienne à son tour créateur, non par analogie mais par participation. La première création n’était qu’un balbutiement, elle n’a fait qu’épeler ce qui sera l’incarnation. Dans le Christ, la vérité a brillé dans tout son éclat, mais elle n’a pas été créée alors. Le dialogue du salut avait été annoncé dès la première création. La croix a renouvelé la création, dévoilant et révélant la liberté. Ceux qui ne connaissent pas la liberté que nous avons dans le Christ, connaissent cependant la liberté première, la liberté mineure comme l’appelle saint Augustin, celle d’après laquelle nous nous définissons nous-mêmes, intérieurement, celle par laquelle nous créons le monde de la beauté.
L’homme est créateur, non parce qu’il tire la matière du néant, mais parce que, grâce à une force qui l’habite, il perçoit «ce que l’œil n’a jamais vu, ce que l’oreille n’a jamais entendu, ce qui n’est jamais monté au cœur de l’homme» (1Co2, 9). Il fait surgir ce qui est caché dans les profondeurs, au sens où le prophète Isaïe dit du Sauveur attendu «l’Esprit du Seigneur est sur moi, car Il a m’a donné l’onction ; Il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance» (Is61, 1).
L’art est notre libération de l’esclavage des sens et de nous-mêmes, vers un monde qui vient, un monde au-delà des sens et de notre lutte avec nous-mêmes. L’art est la liberté de récupérer l’existence. «Faîtes ceci en mémoire de moi»: l’art est notre Cène mystique avec l’existence. Nous n’y buvons pas la coupe de ce monde, ni celle de l’autre non plus, mais une coupe où l’un et l’autre vins se mêlent. Certes, ce mystère est grand. Et en franchissant le seuil, nous pouvons trébucher. La liberté de l’art peut être une tentation; si nous y succombons, elle peut nous éloigner de cette grande liberté qu’un monde de sainteté fait descendre sur nous. Il arrive souvent que la création du beau soit un obstacle à la création du bien, à cause des limites de l’expression et de ses faux pas. L’expression peut se dérober à l’emprise de l’Esprit, et ainsi devenir adultère. C’est pourquoi nous ne devons pas confondre la vraie beauté avec les ornements brillants de l’esthétisme.
Lorsque nous faisons de la beauté une question d’école et de principes, et que cela nous amène à l’esthétisme, nous tombons dans un gouffre profond. L’esthétisme est le fait de ceux qui dévient de la vérité et du bien, qui se contentent de contempler et, en fin de compte, ne vivent que dans le monde des sens, alors que le Créateur de la beauté a justement voulu les dépasser. L’esthète est un homme agité par toutes sortes d’influences, fuyant le témoignage de la beauté elle-même. C’est l’homme de la mode; il se contente de parler de la beauté. On le rencontre parmi les gens cultivés, plongés dans le confort intellectuel, discutant de liberté, de révolution et d’autres thèmes de ce genre; son souci est de défendre des positions, non d’en prendre. Il est hanté par tout ce qui est original dans l’art, par la dernière nouveauté. Il n’est qu’un consommateur de l’art. Avec lui, ses semblables forment une élite qui méprise le commun des mortels qui n’en sont qu’à la nouveauté précédente. En définitive, aux yeux de l’esthète, seul compte celui qui voit plutôt que ce qui est vu.
L’art est l’ennemi du repli sur soi; l’homme ne peut créer s’il ne sort de lui-même, s’il ne se consume dans sa recherche de la liberté. Alors son art est comme le buisson que vit Moïse à l’Horeb: «Il brulait mais ne se consumait pas» (Ex3, 2). Le grand art ne s’anéantit pas dans sa propre expression, il ne s’épuise pas totalement dans son incarnation. Il ne rumine pas, il ne se répète pas; il n’imite pas et ne se laisse pas imiter. Il est à jamais plus grand que son propre langage et ne se laisse pas prendre par la magie du verbe. En arabe, notre grande tentation est la fascination de la rhétorique, de l’éloquence, des belles images, de la musique du verbe, du balancement des phrases; nous nous berçons de mots…et nous croyons que si nous nous lançons avec fougue dans une un discours pour la Palestine, la Palestine va naître, comme est né le monde sur une parole de Dieu. Nous n’avons pas encore appris que la grande création artistique atteint son sommet par des moyens faibles. Jean l’évangéliste a écrit le livre le plus profond dans une langue grecque décadente. De même Dostoïevski, génie du roman, avait un style plutôt lourd. L’art peut être plus ou moins à l’aise dans son expression. Tout le problème est dans la clarté de la vision et dans sa force qui nous ramènent à un monde virginal.
A Suivre...