Métropolite Georges
Khodr.
"La maladie porte toujours à la mélancolie, indépendamment du lieu où l'on se trouve. Je t'écris cela, non parce que je suis seul ici, sans autre lien avec le monde extérieur que le téléphone, mais parce que la maladie établit une distance entre l'homme et son corps. Sans maladie, il n'y a pas lieu de faire pareille distinction; la bonne santé est, par définition, l'expression de l'unité de la conscience avec la carcasse qu'elle habite. Quand on est fort, on se sent plein de fougue, prêt à affronter le temps qui vient. Le texte évangélique fait d'ailleurs appel à des images de guérison pour symboliser l'avènement du Royaume, source et point de rencontre de toute énergie, en affirmant que "les estropiés marcheront et les aveugles recouvreront la vue". En ce sens, la bonne santé est une image de la perfection.
"Arrivé à l'âge adulte, je commence à apprécier la santé après l'avoir longtemps dépréciée, après avoir souvent pris à la légère les prières du prêtre, à l'église, pour la santé des malades. Je trouvais qu'il fallait drôlement manquer de spiritualité pour se consacrer ainsi à l'aspect matériel de l'existence. De même, je n'accordais aux miracles du Christ d'autre importance que celle d'être des signes de sa puissance et de sa relation privilégiée avec le Père. Au mieux, j'y voyais un signe de la sollicitude du Seigneur devant la détresse des humains et leur désir de guérison, ou encore un appel à la foi.
"En tant que tel, le corps ne trouvait alors aucune grâce à mes yeux. Par la suite, j'ai compris que le Seigneur n'exigeait pas la foi comme préalable à la guérison et n'utilisait pas la maladie pour démontrer sa puissance. Au contraire, il fuyait souvent les occasions de miracle et interdisait d'en parler. La seule explication de son action est qu'il guérissait les malades par simple souci de leur sort et par désir de les voir rétablis. Ainsi, non seulement il exprimait son amour pour les hommes, leur donnant l'occasion de rendre grâce, mais il voulait aussi leur faire comprendre que l'intégrité de la nature humaine est agréable à Dieu, car elle est l'œuvre de ses mains. En aidant la nature à retrouver son intégrité, il lui donnait de se reconstituer et y trouvait sa joie, comme devant une création nouvelle.
"Je t'écris tout cela après avoir longtemps souffert de la maladie. Tu sais que j'ai toujours été sujet à des douleurs chroniques; avec le temps, je m'y suis habitué et elles font partie, maintenant, de mon existence normale. Tu te rappelles sans doute que les médicaments n'arrivaient jamais à apaiser complètement ma douleur. Il me fallait pourtant, sous peine d'être traité de primaire, les ingurgiter/prendre par respect de la médecine et de la science. Je devais obéir aux prescriptions des médecins qui, parfois, s'acharnent à faire avaler à leurs patients nombre de médicaments sans vraiment parvenir à réduire leurs souffrances. Le malade se trouve alors pris dans un engrenage qui lui coûte fort cher sans être vraiment soulagé. Il n'y peut rien car, dans ce domaine - comme dans beaucoup d'autres d'ailleurs - chacun se fait sa propre religion.
"Quand une maladie s'aggrave et que les maux se multiplient, le patient ne peut s'empêcher d'être perturbé, malgré les propos apaisants de son entourage qui parle de réaction psychologique. Il y a peut-être du vrai dans leurs dires, mais dans l'état où il se trouve, il lui importe peu de disserter sur la relation entre les aspects psychologiques et physiologiques du mal. Incapable de résoudre ses difficultés, il en laisse le soin aux scientifiques. Et dans l'attente du bout du tunnel, il accepte l'épreuve. Il met certes quelque espoir dans un éventuel progrès de la médecine, mais c'est dans la miséricorde de Dieu qu'il cherche avant tout sa délivrance. Tant qu'il n'est pas guéri, il vit sa maladie non seulement au niveau du corps qui dépérit, mais aussi au niveau de l'âme qui s'est laissée gagner par le désespoir.
"Le désespoir, d'ailleurs, peut ouvrir les portes de la joie. Quand on touche le fond et qu'il n'y a plus d’issue, on n a d'autre choix que de s'élever sur les ailes de l'espérance. L'espérance surpasse l'espoir naturel. Elle vient d en haut et remplit l'âme dépourvue de soutien terrestre. En effet, l’ame se retrouve isolée quand elle sent le corps se désintégrer et le bord du gouffre approcher. Cette expérience peut être utile à celui qui, par la foi, a appris à voir en Dieu le seul soutien de l’existence. Celui qui lie Dieu à la lumière de ses yeux, à la bonne santé de son corps ou à sa propre réussite, se retrouvera avec Dieu quand il approchera de son déclin. Celui qui, en revanche, est son propre dieu ou déifie ce qui l'entoure, verra l'image de son dieu s'étioler quand lui-même ou l'un des siens atteindra le crépuscule. Celui qui vit de la foi ne reçoit pas Dieu de l'univers, mais il reçoit l'univers des mains de Dieu.
"Au commencement était le Verbe et le monde n'était pas. Je, maintiens que cette parole garde toute sa vérité quand nous 1’appliquons à notre cas personnel et à nos problèmes. C'est donc sur elle que je me base pour affirmer que, malades ou en bonne santé, nous sommes en permanence dans la présence de Dieu ; rien ne saurait nous briser puisque, quel que soit notre état, nous restons le produit du Verbe. Nous venons à l'existence, nous «commençons» avec et par le Verbe. Je veux dire que c'est le Verbe, dans son affirmation, qui nous crée, nous permet de nous exprimer et nous rend capables de louange et d'action de grâce.
"En nous reconnaissant et en nous assumant, le Verbe devient notre ultime refuge. C'est ainsi que les estropiés, les sourds, les muets et les paralytiques seront nombreux aux noces du Royaume. Le Royaume est la beauté des difformes et des défigurés. Quand la grâce pallie les déficiences d'un cul-de-jatte ou d'un éclopé, il ne leur manque rien. Comme l'écrit Pierre Emmanuel, "il est rare que la beauté d'un visage atteigne la perfection. Mais je crois que la perfection esthétique est un voile placé devant la vérité de la beauté". Pour qui sait écouter les voix du ciel, la maladie peut être une porte d'accès au paradis.
"Quand la maladie s'aggrave, l'homme semble comme jeté entre ciel et terre. Son seul désir est de s'évanouir dans l'un ou dans l'autre. Quand elle sévit, la maladie nous fait osciller entre Dieu et le néant. Souvent tenté de dire : "Maudit soit le jour qui m'a vu naître", l'homme se trouve attiré par le néant.
"Les choses sont relativement plus simples quand les problèmes de santé se multiplient. L'homme est alors obligé d'en négliger certains pour mieux concentrer son attention sur les plus graves. Sinon, il y perdrait le peu d'énergie qui lui reste. Ignorer une souffrance rend la vie plus féconde.
"Mais l'épreuve peut prendre parfois des proportions extrêmes. L'homme se trouve alors, d'un point de vue physiologique, littéralement entre la vie et la mort. Il prend conscience qu'il est à un carrefour et qu'il doit soit répondre immédiatement à l'appel du Seigneur, soit continuer à vivoter au seuil de la mort. Monte alors à ses lèvres le cri de l'angoisse: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?".
"L'homme soumis à cette épreuve peut en ressentir de la joie, car l'heure est venue d'être glorifié par le Père. Mais il peut aussi comprendre qu'il n'est pas prêt à cette rencontre. il doit alors veiller, au moment où il se sent entraîné vers le fond de l'abîme, à ne pas détourner son regard de l'espace de lumière qui diminue au-dessus de lui et dire de toutes ses forces : "Du fond de l'abîme, je crie vers toi, Seigneur. Seigneur, écoute-moi!".
"Il oublie ainsi qu'il est au cœur de la fournaise avec Dieu, qui a choisi d'être notre compagnon au sein de l'enfer. Dieu a visité les enfers quand il était couché dans le tombeau. Quand l'homme est jeté aux confins de la mort, n'ayant plus avec la vie d'ici-bas que des liens fragiles, ses relations avec la vie d'en haut se renforcent et il se trouve face à celui qui a vaincu la mort et rempli son domaine de sa présence bien-aimée. Un beau visage attend donc l'homme, quand il se retrouve seul au fond de l'abîme et sent son corps en train de le quitter. Il lui suffit alors d'attirer l'attention de ce visage".
Référence:
Raymond
et Georges Rizk (1997), Et si je disais les chemins de l’enfance
(Métropolite Georges Khodr), Le sel de la terre, édition Cerf, Paris, France.