Saint Sophrony avec son fils spirituel Père Seraphin. |
Plus d'une fois, ma prière - si je puis nommer ainsi
ce qui m'arrivait - devint téméraire au-delà de tout ce qui est admissible.
Continuant de voir régner dans le monde entier le cauchemar des violences
infligées à «leurs frères» par les maîtres et les princes de la terre (voir Mt
23, 8), je disais dans l'amertume de mon cœur: «Puisque tu as créé tout ce qui
existe, et que sans toi rien n'est venu à l'être (voir Jn 1, 3), ce ne sont pas
tous ces infâmes criminels - capables de verser le sang de millions d'hommes
sur toute la terre afin de pouvoir jouir pendant quelques jours du plaisir
pervers de régner sur de pauvres souffre-douleur - qui méritent d'être jugés
responsables... C'est toi seul, le Créateur de tout, qui es coupable de l'immense
détresse de la terre...» Cette tentation était écrasante. Je me trouvais à la
frontière du désespoir et, pour ainsi dire, de la folie. Du mauvais désespoir:
aucune issue n'était en vue. Et, de nouveau, le Seigneur me visita. Sa paix
toucha mon cœur et ma pensée suivit un autre cours: «Le Père a envoyé son Fils
pour sauver le monde et ils L'ont tué. Mais Il est ressuscité en triomphant de
la mort et désormais, en tant que Roi éternel, "Il jugera les peuples avec
droiture"» (Ps 9, 9 - voir He 10, 31).
Que conclure ? Ce n'est pas dans les limites de la
terre que l'on peut résoudre le problème du bien et du mal. Ceux qui sont allés
à l'abattoir comme des agneaux, «sans résister au mal» (voir Mt 5, 39 ; Is 5 3,
7), seront semblables au Fils du Père et ressusciteront avec Lui dans une
gloire impérissable (voir Col 3, 164).
Malheur à moi, j'avais une deuxième fois lutté avec
Dieu dans la même perspective! Il m'a fallu le reste de ma vie pour trouver une
réponse catégorique à la question qui, par la suite, devait devenir cruciale
pour tout le christianisme: comment réagir aux persécutions exercées par le
Prince (les grands) de ce monde ? Le Seigneur nous a donné la grâce de saisir
sa manière de penser: au jardin de Gethsémani, l'apôtre Pierre se conduisit «d'une
manière tout humaine» (voir Mt 16, 22-23), mais le Christ lui dit: «Rentre le
glaive dans le fourreau. La coupe que m'a donnée le Père, ne la boirai-je pas ?
» (Jn 18, 10-11).
Telle fut pour moi la voie par laquelle je recevais,
directement, une «information » d'en haut pour la prière. C'est ainsi que se
révéla à moi le sens de l'épître aux Ephésiens (voir chapitre 3) sur la
profondeur, la largeur et la hauteur du dessein de Dieu à notre égard. Notre
vie terrestre n'est en réalité guère plus qu'un bref instant donné par notre
Père de bonté pour que nous pénétrions dans l'amour kénotique du Christ, amour
qui dépasse toute intelligence. Hors de cette voie, personne ne pourra «être
rempli de toute la plénitude de Dieu» (voir Ep 3, 19). Ici-bas, nous sommes
suspendus à des croix, fussent-elles encore invisibles ; mais ce n'est que de
cette manière que nous pouvons appréhender la grandeur de l'homme et
l'insondable abîme de l'Être divin. Le langage humain est incapable d'exprimer la
richesse que le Père nous envoie par la voie de la croix.
Dieu est indivisible. Lorsqu'Il vient, Il vient tout
entier, tel qu'Il est dans son Être éternel. Nous ne Le contenons pas. Il
s'ouvre à nous à l'«endroit» où nous frappons: «Frappez et l'on vous ouvrira»
(Lc 11, 9). Il dit une brève phrase, mais la vie entière ne suffit pas pour en
épuiser le contenu. Nous sentons avec piété sa paternité. Nous voyons qu'Il a
soif de nous communiquer sa vie éternelle, de nous rendre semblables à son Fils
«sceau de la fidèle empreinte du Père» -jusqu'à la perfection. Son dessein sur
nous est inconcevable: du «néant», Il crée des dieux qui sont ses égaux. Tout
notre être se prosterne devant Lui dans un sentiment d'humble attendrissement
du cœur, non avec crainte comme devant un maître impitoyable, mais avec
l'humble amour pour un Père.
Référence :
La prière expérience de l’éternité. Archimandrite Sophrony(Sacharov). Cerf, collection Le sel de la terre. Spiritualité , (novembre 1998).