29 mars 1968.
Saint Sophrony l'Athonite. |
Chers, très chers Père et Matouchka, Micha et Kolia et tous les autres, ceux qui sont à la maison et ceux qui viendront du sud, c'est-à-dire Véra et toute sa famille!
Que la paix et la bénédiction d'en haut
demeurent avec vous, tous les jours de votre vie. Merci beaucoup pour votre
lettre. Vous savoir en vie, ce simple fait me console ...
Merci pour vos vœux affectueux, pour la fidélité de votre amour. Je l'apprécie profondément! Parce que sur terre il y a finalement si peu de gens fidèles à leur parole, à leur amitié, et même dans le mariage! Encore plus rares sont ceux dont l'amitié et la fraternité ne sont pas fondées sur un profit matériel, mais sur la foi en une autre réalité.
Pour l'instant, ma santé n'est pas si
mauvaise. Bien sûr, la vieillesse réclame son dû, et ma vie approche
visiblement de sa fin. Après la cinquantaine ou la soixantaine, nous sommes
entourés de gens qui, comme nous, étaient jeunes - mais qui à présent s'en
vont, nous rappelant que pour nous aussi «ce jour-là», effrayant et triomphal à
la fois, est inéluctable. Ma vie TRAÎNE EN LONGUEUR, ce à quoi je ne
m'attendais pas du tout. Il fut un temps où vous m'avez vu au seuil de la mort.
Je n'espérais pas même vivre jusqu'à quarante ans, et j'en aurai bientôt
soixante-douze! Mais quand je regarde ce que j'ai fait, je m'attriste en voyant
l'insignifiance du résultat. Que d'élans, d'idées restées sans suite et de
problèmes non résolus! Et ce que j'ai pu faire m'a coûté un prix exorbitant. Au
demeurant, je ne me plains pas, je constate. Comme vous le savez déjà, je passe
beaucoup de temps dans mon «coin». Pour moi, c'est le salut. Quand je vis avec
les jeunes, maintenant, je m'ennuie. Il leur manque la vraie inspiration,
l'élan créateur. C'est pourquoi, quand je suis seul, je souffle un peu. «Loin
des yeux, loin du cœur...» Ce proverbe au fond très déplaisant s'applique à
moi. Je suis bizarrement fait: n'étant pas attaché aux biens matériels ni à
quoi que ce soit d'autre, j'oublie les soucis et les affaires de mon monastère
et quand je suis seul je me laisse aller à mes pensées. Bien sûr, au monastère,
j'y vais souvent, pour traîner mon boulet, gagner leur vie à tous. Si je les
abandonnais je crois qu'ils ne s'en tireraient pas, même maintenant, avec tout
ce qu'il y a à faire: il faut du pain pour chaque jour, et à part cela il y a
tant d'autres besoins! Eux, ils ont un privilège tout à fait extraordinaire:
ils ont la chapelle à l'intérieur de la maison et la Liturgie dans des
conditions qu'on ne peut sans doute trouver nulle part ailleurs sur cette
terre. Parfois, il me semble qu'ils le comprennent, mais ils sont pour la
plupart comme des enfants: ils prennent sans se demander comment c'est venu,
quels travaux et même quelles souffrances il a fallu pour l'obtenir.
De ce point de vue, ce serait bien sûr une
grande erreur de ma part de penser que les gens comprennent avec leur cœur ce
que le mot «chrétien» veut dire. Le christianisme n'a encore jamais été
accepté par le monde. Le christianisme «historique» se présente trop souvent
comme la plus effrayante perversion du sens de l'Évangile. Combien de crimes
ont été commis et se commettent encore au nom du Christ! Quelle
horreur! Quelle perversion! Et quand on voit que beaucoup de gens osent se dire «chrétiens», il
vient cette pensée: et le Christ, les appellera-t-Il «siens» un jour? Lui-même
a rapporté les paroles souvent dites: «N'est-ce pas en Ton nom que nous avons
prophétisé », etc. Et Il répondra: «Je ne vous ai jamais connus; éloignez-vous
de moi, vous qui commettez l'iniquité».
Dostoïevski a dit par la bouche de ses
personnages que le christianisme est fait pour LES HÉROS ET LES GÉNIES DE
L'ESPRIT. Le Christ Lui-même a dit que quiconque agit selon sa parole saura D'OÙ
elle vient. .. Et Paul dit aussi que l'Évangile du Christ ne vient pas d'un
homme et n'est pas simplement humain" On peut penser que si l'histoire
humaine se prolonge, peut-être qu'un jour il y aura dans les hommes un tel
changement radical qu'ils deviendront vraiment des frères et qu'ils diront le
NOTRE PÈRE sans fausseté.
Mais voilà,je suis vieux.je vais bientôt
mourir sans vraiment espérer que le triomphe du Christ advienne un jour. Chaque
fois que j'écoute la radio ou que je prends un journal, je suis horrifié par la
sauvagerie bestiale et la cruauté des hommes. Suffit. Être pessimiste, cela ne
nous convient pas. Si ce n'est ici sur terre, alors c'est dans le Royaume à
venir que nous verrons la victoire de la vérité, et je crois que cette victoire
est INÉLUCTABLE. Un jour que je regardais des lions et des tigres dans un zoo,
j'ai pensé qu'un temps viendrait où les gens mettraient en cage tous les «anthropoïdes»
de leur espèce - et alors le royaume et le pouvoir seront entre les mains des
«doux », ils hériteront la terre ..
Je souhaite de tout cœur que Kolia
réussisse à bien choisir sa voie. Il est important que l'homme ait du goût pour
son travail et qu'il aime jusqu'à la fin ce qu'il a décidé de faire. Sinon il
s'ennuiera dans la vie. Et Micha, est-il content de son travail? Il est
possible que je ne puisse pas vous écrire pour Pâques, mais, comme vous le
savez, moi non plus je ne suis pas infidèle,je vous aime et je pense à vous, et
au Jour radieux je vous enverrai ma salutation pascale par «sans-fil».
Que Dieu vous garde tous.
VOTRE TATI QUI vous AIME TOUJOURS FIDÈLEMENT.
Référence:
Lettres à des amis
proches. Archimandrite Sophrony.
Cerf. 2013.