Saint Sophrony l'Athonite. |
Ma vie en Europe s'organise de façon inattendue et dépasse tous mes
projets. Où que j'aille, des gens se réunissent autour de moi. Je suis arrivé
avec un petit nombre de moines dans un trou perdu de campagne ; nous nous
sommes installés, ignorés de tous, dans une maison abandonnée depuis longtemps.
Au bout de trois ans les gens nous ont découverts et leur flot ne s'arrête
plus. Ils viennent de tous les pays d'Europe, surtout, bien sûr, des plus
proches; mais il y en a aussi beaucoup qui viennent de loin. Et voilà, je suis
au bout de mes forces. Surtout parce que dans la plupart des cas je dois faire
face à des problèmes pratiques insolubles. Les gens sont devenus si compliqués,
psychologiquement parlant, que chacun est comme un nœud de contradictions
inextricables. L'atmosphère spirituelle s'est appauvrie dans le monde entier et
les gens n'ont pas où s'adresser pour demander de l'aide. La multiplication
des relations sociales conduit étrangement à la raréfaction des contacts
humains. La vie se dépersonnalise. Et dans l'Église, la relation
avec le confesseur, si féconde auparavant, s'est appauvrie à mesure que les
masses se détournent de l'Église. Perdre la foi en la Résurrection, c'est se
condamner soi-même à mort. C'est pour cela que les gens ont l'impression que
venir au monde est une absurdité. Indépendamment de tout ordre social, par la
nature même de l'homme déchu, le tragique de la condition humaine ne peut être
écarté.
Même l'amour entre les gens n'a qu'un temps et n'est pas toujours
harmonieux. Une longue entente est rare. Et de nos jours, alors que la vie
sociale distille un ennui mortel, alors que les époux peuvent ne pas dépendre
matériellement l'un de l'autre, les mariages se défont trop souvent et trop
vite. Ce sont les enfants qui en souffrent le plus. Ceci n'est que la partie la
plus infime de ce que j'ai l'occasion de rencontrer. Les gens ignorent
tellement comment se comporter, comment vivre, que la plupart d'entre eux sont
dans un état de désespoir muet. Vous savez qu'il existe une issue à
TOUTE situation: c'est le Christ"; mais la volonté des gens est
paralysée par les passions terrestres, et cette issue universelle et salutaire
(qui cependant est indissociablement liée à la lutte contre soi-même, c'est-à-dire contre ses passions) est refusée dans
la majorité des cas. « Venant d'au-delà
des passions terrestres / Cette parole est sans écho» (comme dit Baratynski sur
la mort de Pouchkine ).
À côté de tout ce qui arrive dans la vie privée, le monde connaît depuis le
début du xx- siècle une période de guerres
incessantes, grandes et petites. Partout, lès lendemains sont incertains. On
sait que le grand froid tue toute vie aussi sûrement que le feu. Et les guerres
ont pris ce double caractère : pour faire la guerre, on combat avec le feu
quand c'est possible; quand c'est un peu plus grave, on se sert du froid. Mais
c'est la même haine, démultipliée, qui a refroidi l'amour. Mon destin, c'est de
prier pour la paix, pour la paix du monde entier. Je sais que la force de la
prière peut arrêter les impudents, quoique pas jusqu'au bout. Mais si la
prière de l'amour cesse, alors nulle culture, nulle science ne peuvent empêcher
l'explosion.
Il ne convient pas à un chrétien de tomber dans le pessimisme. Mais cela
veut dire que l'optimisme aussi devient déplacé. Le combat de l'esprit avec la
mort continue. C'est notre lot dans la vie. Vous savez par expérience que la création
du moindre foyer de vie demande beaucoup d'exploits spirituels et de
persévérance. Et si nous ne désespérons pas, la victoire est à nous. Vous avez
cette arme, « l'arme invincible de la
paix ». Que Dieu vous accorde la force
spirituelle pour accomplir dignement cet exploit qui est un privilège si rare à
l'heure actuelle. Dans tous les cas: petits et grands, familiaux ou à l'échelle
mondiale. Il ne nous est pas toujours possible de voir les résultats escomptés
dans les limites de la Terre, mais il y aura des résultats, c'est sûr, dans le
développement cosmique de l'existence du monde créé. C'est de là que nous
tirons notre énergie intarissable pour la prière : la prière de l'esprit, si le
corps s'affaiblit.
Mon conseil fraternel : ne désespérez pas, même dans les situations
désespérées. La douleur de l'âme est inévitable, mais c'est de cette douleur
que naît la force de la prière. Les soupirs venus des profondeurs atteindront
les hauteurs de l'éternité. La Résurrection est un fait de l'existence. La
chose la plus précieuse au monde, c'est la personnalité humaine. Si un atome
d'hydrogène vit éternellement, comment la personne - ce miracle, cette splendeur
- pourrait-elle mourir? La vie est puissante en bas de l'échelle de la création
- elle l'est encore plus en haut.
Référence:
Lettres à
des amis proches. Archimandrite
Sophrony. Cerf(2013).