“Le temps est le mode d’existence de ce qui
change. Dans chaque changement, il y a un élément de souffrance et même de
mort. Nous qui appartenons en même temps- ou plutôt en parallèle- à deux
mondes, celui d’en haut et celui d’en bas, nous sommes d’une certaine manière
divisés tout au long de notre existence terrestre. Nous aspirons à la vie
éternelle, ayant devant nous le modèle de l’existence divine, immuable dans sa
perfection, et en même temps nous nous abîmons dans le souci des choses
terrestres, n’ayant pas la force de dédaigner les exigences de cette vie.
“J’attends le résurrection des morts”. Elle seule, le vie éternelle que nous
attendons, est la véritable vie”.
Saint Sophrony l’Athonite
La chute
d'Adam, qui a perdu l'éternité de Dieu, est une chute dans le temps, le mode d'existence
du monde périssable, où tout passe, tout est soumis au changement, à la
dégradation, à la mort. Le temps est le contraire de l'éternité et de la
Création car il détruit tout ce qui est, a été et sera. Chaque minute qui passe
nous enlève une parcelle de vie, chaque minute qui arrive contient une graine
de mort. En tant qu'instrument de destruction et de mort, le temps est le moyen
d'action de l'ennemi de Dieu, par lequel il a pris possession de l'humanité
déchue. L’homme profane, qui a coupé le lien avec Dieu, “appartient au
temps, et à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire
ennemi”(A.Camus- “Le mythe de Sisyphe”).
L'horreur de
l'homme devant le temps provient du fait que les choses qui passent nous
rappellent la présence de la mort dans notre existence et dans notre propre
chair:
« La mort
n'est pas un instant, elle coexiste et accompagne l'homme tout au long du
chemin de sa vie. Elle est présente en toutes choses comme leur limite évidente. Le temps et l'espace, les instants qui s'évanouissent et les distances
qui séparent sont autant de ruptures, de morts partielles. Tout adieu, oubli,
changement, le fait que rien ne peut jamais se reproduire exactement, traduisent le souffle de la
mort au cœur même de la vie et nous basculent dans le tourment. Tout départ
d'un être aimé, la fin de toute passion, les traces du temps sur un visage, le
dernier regard sur une cité ou un paysage qu'on ne verra plus jamais, ou
simplement une fleur fanée, suscitent une profonde mélancolie, une expérience
immédiate de la mort anticipée» (Paul Evdokimov - « Les âges de la vie
spirituelle» ).
La simple succession dans le temps des événements historiques ou
personnels n’a par elle-même aucun sens, aucune signification, aucune finalité,
de même que la rotation des aiguilles sur le cadre d’une montre . C’est
l’esprit de l’homme qui donne un sens à chaque minute, chaque heure, chaque
journée de sa vie, mais cette signification personnelle et subjective, est
insuffisante pour donner un sens à l'ensemble de son existence temporelle, qui
le conduit invariablement à ce non-sens final, irréductible et définitif,
qu'est la mort.
Le temps qui extermine sans raison et sans aucune exception tous
les êtres vivants, est né au même moment que la mort, et les deux constituent
une unité indissociable.
La religion est le seul moyen de combattre et de vaincre le temps
terrestre et de rétablir la situation initiale de l'homme: un être éternel à
l'image de son Père céleste. Lorsque le Christ affirme : «moi, j'ai vaincu le
monde (Jean 16,33), c'est une manière de dire: « moi, j'ai vaincu le temps ». Pour les chrétiens, tous les moments de la
vie terrestre, sont - ou devraient être - sanctifiés par l'esprit du Christ,
qui donne un sens immortel à chaque instant de notre vie et à l'ensemble de
notre existence mortelle. C'est par le Christ que l'homme
rétablit le lien entre le temps de ce monde et l'éternité de Dieu. C'est pourquoi nous devons porter un double
regard sur les choses de ce monde, qui
sont toutes mortelles mais qui, si l'on sait les considérer dans une
perspective spirituelle, sont susceptibles de nous révéler la présence de Dieu
et de l'éternité dans notre vie de tous les jours : « Toutes les choses que vous
avez sous les yeux, il faut les réinterpréter sous un angle spirituel, et cette réinterprétation, il faut
l'incruster si fort dans votre esprit, que lorsque vous regardez cette chose,
votre œil la voie dans son aspect sensible, tandis que votre esprit contemple
une vérité spirituelle. ( ... ) Lorsque vous procéderez ainsi, toute chose sera pour vous
comme un livre saint, ou comme un chapitre de ce livre. Toute chose vous
conduira à la pensée de Dieu, ainsi que toute occupation» (Saint Théophane le
Reclus - «Lettres de direction spirituelle» ).
“Conduis- moi sur la voie de l’Éternité”.(Ps: 139: 24) |
Le chrétien doit considérer la vie terrestre comme une théophanie,
une présence spirituelle de Dieu dans toutes les choses matérielles et toutes
les créatures vivantes.
C'est la
dimension spirituelle des choses et des êtres qui est la réalité - une réalité
éternelle, qui ne change pas avec le temps - tandis que leur apparence
matérielle, soumise à l'usure du temps et à la destruction finale, est aussi
illusoire que la succession des images sur un écran de cinéma: à la fin du
film, l'écran reste parfaitement blanc, comme si rien ne s'était passé.
La réalité
du film ne se trouve pas sur l'écran mais dans l'esprit des spectateurs.
Prendre le film de notre existence terrestre pour la réalité, c'est
là l'erreur tragique de l'homme sans Dieu, car tout ce qui passe n'est pas réel, comme nous le fait
comprendre une parole de la sagesse orientale:
« Ce qui
n'existait pas hier, et n'existera plus demain, n'existe pas aujourd'hui non
plus». En effet, l'existence dans le temps n'est que néant si elle s'est
détachée de Dieu et de l'ordre divin qui gouverne la Création.
C'est
pourquoi «l'homme des civilisations traditionnelles n'accordait pas à l'événement
historique de valeur en soi, il ne le regardait pas, en d'autres termes, comme
une catégorie spécifique de son propre mode d'existence », mais se défendait
contre « la terreur de l'histoire» - car le temps de ce monde est porteur de
destruction et de mort - « en accordant au temps historique une signification
métahistorique ( ... ), susceptible de s'intégrer dans un système bien articulé
où le Cosmos et l'existence de l'homme avaient chacun sa raison d'être» (M.
Eliade- “Le mythe de l'éternel retour”). Ce que le
croyant attend de Dieu, ce n'est pas un meilleur salaire, une belle voiture,
une brillante carrière ou une vie confortable et prospère, mais une chose
impossible à obtenir par des moyens humains et que seul Dieu peut nous donner la vie éternelle: «La seule vraie issue est précisément là où il n'y a pas
d'issue au jugement humain. Sinon, qu'aurions-nous besoin de Dieu? On ne se
tourne vers Dieu que pour obtenir l'impossible. Quant au possible, les hommes suffisent» (Léon
Chestov, cité par A. Camus op. cit.).
Tous les
hommes ont soif de la vie éternelle, qu'ils en soient conscients ou non, qu'ils
soient croyants ou non, et s'ils se sont détournés de Dieu, ils essaient
d'assouvir cette soif d'éternité par les objets périssables de ce monde: « La
passion est un désir illimité que nous mettons dans une chose très limitée. (
... ) Et la souffrance est le déchirement que l'on éprouve en essayant en vain
de combler un désir spirituel infini par une chose terrestre finie» (Hiéromoine
Rafail Noïca - «La culture de l'Esprit»).
Demandons
l'aide et la protection de Dieu en toute circonstance, confions-Lui tous nos
soucis et nos peines terrestres et rendons-Lui grâce pour tous les biens de
ce monde qu'il nous accorde, mais n'oublions pas que, en tant que
disciples du Christ, e notre royaume n'est pas de ce monde (Cf. Jean 18, 36)
: « Dans le monde, tu dois vivre avec
le corps, mais ton esprit doit se diriger vers les choses éternelles». Car «tout ce qui passe est mensonger: seulement ce qui est éternel est vrai» (Saint
Tikhon de Zadonsk - « Lettres de sa cellule» ).
Référence :
Apostolia.
N*13. Juin 2019.